Descartes ou l'incarnation de l'ange (1)
Titre: |
Descartes (extrait) |
Auteur: |
Jacques Maritain |
Article paru dans La revue universelle n°17 du 01/12/1920 |
Cet article nous est transmis par Bernard de Midelt avec ce commentaire : « Un peu hermétique. Mais il y a des philosophes de droite susceptibles probablement de lire ce texte…. »
DESCARTES OU L'INCARNATION DE L'ANGE
Haec omnia tibi dabo. (Mt IV, 9.)
« Du siècle d'Aristote à celui de Descartes, j'aperçois un vide de deux mille ans. Dans cet engourdissement général, il falloit un homme qui remontât l'espèce humaine, qui ajoutât de nouveaux ressorts à l'entendement ; un homme qui eût assez d'audace pour renverser, assez de génie pour reconstruire un homme, etc. » (A-L Thomas, Eloge de Descartes)
I LA REVELATION CARTESIENNE
1. Moi ou mon esprit, dit-il. Ce n'est pas, comme Luther et Rousseau, en propageant dans les âmes les ondes de sa sensibilité, le vaste tumulte de son cœur, c'est en séduisant l'esprit qu'il a agi, en captivant la raison avec des sinus et des idées claires.
Tête superbement lourde et violente, front bas, œil prudent, obstiné, chimérique, bouche d'orgueil et de terre; étrange vie secrète et cauteleuse, mais tout de même forte et grande, de par un seul dessein poursuivi sans répit de bout en bout, et de par une compréhension singulièrement lucide et précoce de la première condition de la vie intellectuelle parmi les hommes, qui est de les fuir ; obscur déclenchement, bref comme un battement d'ailes, du songe dans le poêle d'Allemagne, et de l'appel à philosopher jusqu'à la mort, pour le renouvellement de l'humanité : il nous servirait peu d'étudier la carrière et la physionomie morale de Descartes. C'est son système qui importe c'est en lui qu'il noue son destin.
Je n'entreprendrai pas ici l'examen analytique de ce système, j'essaierai d'en dégager les directions spirituelles. Je m'adresse à des lecteurs familiers avec Descartes, assuré qu'ils reconnaîtront au passage les points de doctrine auxquels je ferai allusion.
Laissant donc de côté le mélange humain qui chez tout philosophe, et surtout peut-être chez lui, brouille l'absolu des idées, et atténue leur pure violence, je voudrais présenter une image dépouillée, plus directe que l'expression originale elle-même, non tant de l'œuvre philosophique, que de l'esprit de Descartes.
2. Léon Bloy regardait chaque lieu commun du langage vulgaire comme un sphinx accroupi sur le mystère de la création. Admirable moyen de connaître l'extase à toute énonciation de notre concierge ou de notre député. Les lieux communs de la philosophie, voire de l'histoire de la philosophie, n'enferment pas moins de sagesse cachée. Que nous disent-ils de Descartes?
Comme Luther la Personne humaine, comme Jean-Jacques (Rousseau) la Nature et la Liberté, Descartes a découvert la Pensée. « Il a vraiment révélé la pensée à elle-même, » écrivait M. Hamelin (O. HAMELIN, le Système de Descartes, Paris, Alcan, 1911, p. 182.).
Ne nous récrions pas, cette proposition est très vraie au sens où la prenait Hamelin. Disons que Descartes a dévoilé le visage du monstre que l'idéalisme moderne adore sous le nom de Pensée.
II L'ANGE ET LA RAISON
3. Tâchons de trouver aux choses leur nom véritable : le péché de Descartes est un péché d'angélisme, il a fait de la Connaissance et de la Pensée une Perplexité sans remède, un abîme d'inquiétude, parce qu'il a conçu la Pensée humaine sur le type de la Pensée angélique. Pour tout dire en trois mots
INDEPENDANCE A L'EGARD DES CHOSES, voilà ce qu'il a vu dans la pensée de l'homme, et ce qu'il y a planté, voilà ce qu'il a révélé d'elle-même à elle-même. L'attentat est tout spirituel, il se perpètre au troisième degré d'abstraction, - il n'intéresse que les maniaques en longues robes de pédant, ceux qui se font relier en veau, comme disait de son fils le conseiller Joachim des Cartes ? - Il tient sous son influence quelques siècles d'histoire humaine, et des dégâts dont nous ne voyons pas la fin. Avant d'en indiquer les conséquences, considérons-le en lui-même, et essayons d'en marquer les principaux caractères.
L'intellect humain est, selon l'enseignement de saint Thomas, le dernier des esprits, et le plus éloigné de la perfection de la divine Intelligence. Comme le zoophyte fait la transition entre deux règnes, ainsi l'animal raisonnable est une forme de passage entre le monde des corps et le monde spirituel. Au dessus de lui, en multitude innombrable, pressés comme le sable de la mer, s'étagent en leurs hiérarchies les esprits purs. Substances pensantes au vrai sens du mot, pures formes subsistantes, qui reçoivent sans doute l'existence, et ne la sont pas comme Dieu, mais qui, n'informant pas une matière, libres des vicissitudes du temps, du mouvement, de la génération et de la corruption, de toutes les partialités de l'espace, de toutes les misères de l'individuation par la materia signata,, concentrent chacune en soi-même plus de consistance métaphysique que toute la race humaine réunie, - épuisant chacun, type spécifique à soi seul, la perfection de son essence, et pour cela portés dès l'instant de leur création à la plénitude achevée de leurs possibilités naturelles, intègres par définition, - ils élèvent par-dessus nos têtes un pavillon d'immensité, une amplitude, par rapport à nous infinie, de stabilité et de vigueur. Transparents chacun à son propre regard, percevant chacun, et à fond, sa propre substance par elle-même, et d'un seul bond connaissant aussi Dieu naturellement, par analogie sans doute, mais dans quel miroir de splendeur, leur intellect, toujours en acte à l'égard de ses intelligibles, ne tire pas comme le nôtre ses idées des choses, mais les tient tout droit de Dieu, qui les lui infuse en le créant ; et par ces idées innées, qui sont en lui comme une dérivation des divines Idées, il connaît les choses créées dans la lumière créatrice elle-même, règle et mesure de tout ce qui est. Infaillibles donc et même impeccables dans l'ordre naturel pris séparément de la fin surnaturelle, autonomes et se suffisant autant que créature se peut suffire, la vie des anges, sans fatigue ni sommeil, est un jaillissement sans fin de pensée, de connaissance et de vouloir. Perçant dans la parfaite clarté de leurs intuitions, non pas sans doute les secrets des cœurs, non pas même le déroulement des contingences à venir, mais toutes les essences et toutes les lois, toute la substance de cet univers, connaissant la force et les actions du feu, de l'eau, de l'air, des astres, des cieux, et de tous les autres corps, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, ils sont enfin, sans mains ni machines, comme maîtres et possesseurs de la nature (Cf. Disc. de la Méth. VIe P., (A.-T., VI, 62.)) et peuvent, en modifiant au gré de leur volonté le mouvement des atomes, jouer de celle-ci comme d'une guitare. En tout cela il s'agit des attributs de la nature angélique prise en elle-même, indépendamment de son élévation à l'ordre surnaturel, et telle qu'elle subsiste dans les esprits tombés comme dans les esprits fidèles. Voilà l'exemplaire selon lequel un enfant de la Touraine entreprit un jour de réformer l'esprit humain.
4. Considérez les trois grandes notes de la Connaissance angélique : INTUITIVE quant à son mode, INNEE quant à son origine, INDÉPENDANTE DES CHOSES quant à sa nature, vous retrouvez, transposées sans doute mais non moins foncières et non moins manifestes, ces trois mêmes notes dans la Connaissance humaine selon Descartes.
5. L'effort premier de Descartes, on le sait, vise à débarrasser la philosophie du fardeau du discours, à opposer au fatras laborieux de l'Ecole, à son fourmillement de syllogismes étagés les uns sur les autres, une science prompte, nette, plane, une nappe de clarté. Mais voyez jusqu'où va en réalité cette recherche du simple. Notre entendement, lorsqu'il appréhende, juge, et raisonne, n'est plus astreint à trois opérations de nature irréductiblement distincte. Il n'a plus qu'une fonction : voir. Une fixation de l'intelligence pure et attentive en tel ou tel objet de pensée aux arêtes bien tranchées, libre de tout repli interne d'implicite ou de virtuel, saisi à plein et tout entier, de par une vue absolument originale et première, et avec une certitude dont il est à lui seul la raison singulière, voilà ce que Descartes appelle intuition, intuitus (Cf. Regulae ad directionem ingenii, Reg. 3, A. T., t. X, 368 ; Reg. 10 (X, 419-425).), et c'est à cela que désormais tout se réduit dans l'entendement connaissant.
Car pour Descartes le jugement, l'opération d'assentir, de se prononcer intérieurement, n'appartient plus à l'entendement, mais à la volonté, seule active : c'est une décision du vouloir qui vient consentir à une idée comme à une représentation fidèle de ce qui est ou peut être.
Et après l' « intuition » il admet bien une autre opération, qui est la « déduction », l'opération de raisonner, mais celle-ci ne consiste plus qu'à construire de nouveaux objets d'appréhension en combinant des intuitions ; concession forcée du discours, maladroite d'ailleurs et contradictoire, et qui détruit l'unité propre du raisonnement, la continuité du mouvement logique, pour la remplacer par une succession discontinue de vues immobiles[1] Raisonner n'est plus être mû par le principe à voir la conséquence, c'est voir à la fois le principe et son lien avec la conséquence. Derrière les banales attaques des Regulae contre le syllogisme, il faut voir un zèle tenace de rejeter ce travail de patiente production de certitude, qui constitue la vie de la raison comme telle, et par quoi, pensant une vérité sous la lumière d'une autre, naît et surgit en nous une lumière nouvelle, où ce que tenaient caché les virtualités du vrai déjà connu éclate en évidence.
6. Refus logique de singulière portée ! Toucher au syllogisme, c'est toucher à la nature humaine. Impatient des servitudes du labeur discursif, c'est à la potentialité de notre intelligence que Descartes s'attaque en réalité, c'est-à-dire à son infirmité spécifiquement humaine, à ce qui fait qu'elle est une raison. Ainsi, par une curieuse aventure, le premier mouvement du rationalisme est de méconnaître la raison, de faire violence à sa nature, de récuser les conditions normales de son activité. La voilà reconstruite sur un type intuitif, guindée dans les oripeaux de l'intelligence pure, et dans un morcellement d'immobilités compréhensives.
Tout réduire à un simple regard, c'est le vœu secret de l'intelligence en quête d'une condition surhumaine, - mais vœu que la grâce seule rend vraiment réalisable, dans la nuit translumineuse de la contemplation. Descartes, lui, s'y applique dès l'abord, et dans l'œuvre même de la raison. Il voudrait opérer une telle concentration d'évidence que toute la chaîne des conclusions fût saisie dans la seule intuition du principe : cela seul est digne de la Science! Et n'y pouvant parvenir il désespérerait, il s'avouerait vaincu par le malin Génie, s'il ne croyait trouver dans les certitudes initiales du cogito et de la preuve ontologique une argumentation aussi prompte et directe que la simple vue intuitive, et s'il ne croyait aussi, en rendant la pensée de Dieu et de la véracité divine cœxistante et cœxtensive à tout le progrès du savoir, en mettant le philosophe sous l'illumination toujours actuelle de l'idée de Dieu[2], remédier à l'impossibilité où nous sommes, et à laquelle il ne se résigne point, d'avoir, à l'instant même où nous faisons une inférence, ramassée en un seul et indivisible présent, où nulle mémoire n'ait à jouer, l'évidence actuelle et actuellement contraignante de toutes les conclusions précédemment établies qui nous servent de prémisses.
Qu'est-ce à dire, sinon que l'archétype seul authentique et légitime du Savoir est pour lui le Savoir angélique ? L'Ange ne raisonne ni ne discourt, il n'a qu'un acte d'intellect, qui est à la fois voir et juger, il voit les conséquences non pas successivement de par le principe, mais immédiatement dans le principe ; il ne souffre pas la progressive actualisation de savoir qui constitue le mouvement logique proprement dit ; si sa pensée se promène c'est par bonds intuitifs, d'acte parfait en acte parfait, de plénitude intelligible en plénitude intelligible, selon la discontinuité d'un temps tout spirituel, qui n'est pas une succession de points sans durée, comme le temps, lui aussi discontinu, que Descartes prête à notre monde, mais la permanence d'un stable instant qui dure, immobile, tant qu'il ne fait place à un autre immobile instant de contemplation. C'est bien la limite idéale, le type pur de la raison conçue à la manière de Descartes.
7. L'intellect angélique n'est pas fait d'intuitions truquées comme l'entendement cartésien, il est génuinement intuitif. Il est vrai qu'il est infaillible, dans l'ordre naturel du moins, et cela est une conséquence si nécessaire que le fait de l'erreur est pour l'optimisme cartésien quelque chose de très gênant, la plus difficilement admissible et la plus difficilement explicable des humiliations.
Comment est-il possible que je me trompe, moi esprit ? Comment une substance dont toute la nature est de penser peut-elle penser de travers ? Anomalie si grave que l'auteur des choses paraît compromis dans le scandale, - Je ne me trompe que parce que je le veux, ma volonté libre est seule coupable, en telle façon que l'erreur de l'homme s'explique pour Descartes de la même façon que pour les théologiens l'erreur de l'ange, je veux dire, plus exactement, que la théorie cartésienne de l'erreur, si peu consistante à son plan, ne deviendrait cohérente et logique que si on lui faisait rejoindre, en l'amendant comme il convient, le cas des erreurs des esprits déchus. - Précipitation du jugement ! Lorsqu'ils se trompent, (ce qui ne leur arrive qu'en fonction de l'ordre surnaturel,) ceux-ci voient en pleine lumière quelque objet dont leur regard compréhensif épuise toute la réalité naturelle, et ils voient aussi, et non moins clairement, le lien contingent et conjectural de cet objet avec tel autre, tel événement à venir par exemple, qui reste obscur pour eux. Et c'est emportés par la malice de leur volonté que, n'y tenant plus, ils étendent leur affirmation au delà de ce qu'ils voient, et donnent, tête baissée, j'entends par une inconsidération volontaire, leur assentiment à ce dont ils n'ont point l'évidence sciens et volens non se detinet, sed judicat ultra quam potest (JEAN DE SAINT-THOMAS, Curs. theol., q ; 58, disp. 22, a. 4, n. XXII. (Vivès, IV, p. 860.)). Tel, selon Descartes, l'homme affirmant et jugeant, de par une défaillance de son libre arbitre, de par un emportement dont sa volonté est responsable seule et en tant même que libre[3], au delà de ce qu'il aperçoit clairement et distinctement. Proportions gardées, on ne peut s'empêcher de noter une étrange ressemblance entre cette psychologie de l'erreur chez l'Ange déchu et la psychologie de l'erreur chez nous selon Descartes.
En conséquence de cette psychologie angéliste, le philosophe exigera un critère de certitude tel qu'à chaque instant il nous suffise d'inspecter le champ de nos représentations en voulant vraiment ne point nous tromper, pour éviter l'erreur. Regarder en nous, départager l'obscur et le clair, le confus et le distinct, et ne consentir qu'au clair et distinct, si bien qu'il soit autant et au même titre dans la main de notre arbitre de ne point nous tromper en spéculant que de ne point pécher en agissant, voilà l'art d'infaillibilité que nous doit enseigner le critérium des idées claires (« Pour atteindre la vérité, dira Malebranche, il suffit de rendre attentif aux idées claires que chacun trouve en lui-même. » (Rech. de la vérité, I, 1.) Taine (Ancien Régime, III, 2) cite ce mot comme caractéristique de l'esprit classique, - disons plus justement de l'esprit cartésien.). Toujours, à la limite, une science instantanée ; à tout le moins une science facile et expéditive, qui sera d'autant meilleure qu'elle sera enlevée plus vite et par moins d'ouvriers. Un seul n'y suffit-il pas ? S'il avait la commodité de faire toutes les expériences dont il a besoin, Descartes n'achèverait-il pas lui-même, après l'avoir fondé à neuf, le corps entier de la sagesse ? Ah! Il n'a pas de temps à perdre, c'est un homme pressé, (comme tous les modernes). Qu'il arrache seulement à la mort quelques dizaines d'années, la grande œuvre sera faite dont dépend le bonheur comme la perfection de l'humanité. En tout cas, il n'y faudra pas plus de deux ou trois siècles, comme nous avons maintenant le délice de le vérifier.
Si le cartésianisme s'est montré dans l'ordre intelligible un si sauvage ravageur du passé, c'est qu'il a commencé par méconnaître, chez l'individu lui-même, l'essentielle dépendance intrinsèque de notre savoir actuel à l'égard de notre passé, qui fait que notre établissement dans la vérité, par voie humaine, est nécessairement et de soi chose étrangement longue et laborieuse. D'une façon générale, qu'il s'agisse du pauvre effort d'un chacun, ou de l'œuvre commune des générations, l'ange cartésien ne subit le temps que comme une contrainte extérieure, une violence qui répugne à sa nature ; il ne comprend pas le rôle essentiel du temps dans la maturation de la connaissance humaine.
8. Les idées de l'ange, nous l'avons dit, sont innées ; elles ne viennent pas des choses, comme nos idées abstraites ; elles sont infuses en lui, reçues dès l'origine comme une dot de lumière : accidents, certes, réellement distincts de la substance angélique et de sa puissance intellective, et dons surajoutés, mais exigés de droit par la nature du pur esprit.
Du fait que Descartes refuse de reconnaître la réalité des accidents distincts de la substance, son innéisme reste empêtré dans des embarras inextricables. Tantôt les idées innées sont des dispositions prochaines à penser ceci ou cela, qui toutefois se confondent avec la nature pensante elle-même, ce qui met dans celle-ci comme des préformations cachées, où s'annoncent déjà les virtualités leibniziennes. Tantôt l'âme diffère de ses pensées comme l'étendue de ses figures, et pour Descartes, qui applique ici à faux, par un de ces gauchissements si fréquents chez lui, la scolastique notion de mode[4], cela veut dire que l'acte de penser ceci ou cela est une détermination non accidentelle mais substantielle ; un achèvement de la substance pensante dans sa ligne même de substance. Comme si une opération pouvait être substantielle ailleurs qu'en l'Acte pur ! Il se représente ainsi le mode comme un achèvement substantiel d'ordre opératif. Spinoza recueillera cette notion bâtarde, et en fera un joli monstre.
Il reste, et c'est ce qui nous importe, que les idées cartésiennes viennent de Dieu, non des choses, - comme des idées d'ange. Ainsi l'âme humaine n'est pas seulement subsistante, comme l'enseignaient les anciens, et faisant exister le corps de sa propre existence : elle a, sans le corps, reçu directement de Dieu, toute la perfection opérative qui lui peut convenir. Voilà détruite la raison même de son union au corps, ou plutôt la voilà renversée. Car si le corps et les sens ne sont pas pour cette âme le moyen nécessaire de l'acquisition de ses idées, et donc l'instrument par lequel elle s'élève à sa perfection propre, qui est la vie de l'intelligence, et la contemplation de la vérité, alors, comme il faut bien que le corps soit pour l'âme, et non inversement, le corps et les sens ne peuvent plus être là que pour fournir à l'âme, - qui n'a besoin que d'elle-même et de Dieu pour penser, - le moyen de s'assujettir pratiquement la terre et toute la nature matérielle ce qui colloque le bien de l'âme dans la domination de l'univers physique. Celui-ci, qui vaut tout entier moins qu'un esprit, lui fera payer cher cette inordination. Ange ganté de fer et prolongeant par les bras sans nombre de la Mécanique sa souveraine action sur le monde des corps ! Pauvre ange tournant la meule, asservi à la loi de la matière, et bientôt pâmé sous les roues terribles de la machine terraquée détraquée...
9. Mais revenons à la théorie cartésienne de la connaissance. Si notre connaissance est comme un écoulement dans notre esprit créé de la véracité créatrice, si la sagesse, dont nous portons en la nature de notre âme tous les germes innés, est un pur déploiement de notre entendement, la science humaine doit être une, de l'unité même de l'entendement : plus de diversité spécifique des sciences. Et partant plus de diversité spécifique de lumières réglant le jugement, plus de degrés variés de certitude[5]. Il en est bien ainsi pour l'ange, dont toutes les certitudes d'ordre naturel sont d'un unique degré, - du degré même de perfection de sa propre immatérialité, et de sa lumière innée. Le résultat, chez Descartes, est le plus radical nivelage des choses de l'esprit : un seul et même type de certitude, raide comme la Loi, s'impose à la pensée ; tout ce qui ne s'y laisse pas ramener est à rejeter : exclusion absolue de tout ce qui n'est pas mathématiquement évident, ou censé tel. Connaissance inhumaine, parce qu'elle s'est voulue surhumaine ! C'est là le principe, non seulement du brutal mépris affiché par Descartes à l'égard des humanités, du grec et du latin, - « il n'est pas plus du devoir d'un honnête homme de savoir le grec et le latin, que le suisse ou le bas-breton, » - de l'histoire, de l'érudition (« Adam, dira Malebranche, ne savait pas l'histoire et la chronologie au paradis terrestre. Pourquoi prétendre en savoir plus que lui ? » - N'oublions pas qu'au dix-septième siècle, qu'on a voulu parfois caractériser tout entier par l'esprit cartésien, des hommes comme Saumaise, Petau, Sirmond, du Cange, Mabillon, faisaient la gloire de l'érudition française.), de tout l'immense domaine des études positives et morales, que ses successeurs affoleront plus tard en voulant en faire une mathématique du contingent ; c'est le principe et l'origine de la profonde inhumanité de notre science moderne.
Par ailleurs, l'innéisme, faisant de l'intellect une puissance prédéterminée par nature à tous ses objets de savoir, ne souffre pas que notre entendement, pour produire une œuvre parfaite où que ce soit, dans l'ordre spéculatif ou dans l'ordre pratique, doive être intrinsèquement déterminé et élevé comme par une greffe en lui de l'objet à connaître ou de la fin à atteindre. Pas plus que chez l'ange dans l'ordre naturel, il n'y a de qualités élévatrices ou d'habitus dans l'intellect cartésien.
Hamelin remarquait avec raison qu'une des causes de l'engouement pour la méthode au temps de Descartes, - en ce temps où l'homme moderne, pour mieux partir à l'assaut du monde, quittait les vieux appuis de la tradition intellectuelle, - était le besoin de justifier tant de confiance en remplaçant ces appuis par une bonne assurance contre l'erreur. A vrai dire, ce ne sont pas seulement les secours de la via disciplinae, c'est aussi et surtout la vigueur intérieure des habitus qu'il s'agissait de suppléer par le succès garanti du procédé et de la recette. Ainsi le bon sens suffira à tout[6]. Le magasin des idées claires est le Bon Marché de la Sagesse. Après Descartes les prix monteront de nouveau, et cette belle facilité universelle fera place aux plus redoutables complications. Mais c'est toujours à la méthode, ou aux méthodes, et non plus à la qualité spirituelle ennoblissant l'intellect, que se mesurera l'austérité du savoir. Nous voyons de nos jours les réjouissants effets de cette matérialisation de la science, et l'étonnante indigence intellectuelle qu'un progrès, admirable en lui-même, de la spécialisation technique et des procédés opératoires est capable de procurer, quand la flamme reste débile sur laquelle sont jetés des monceaux de bois vert.
10. Le caractère le plus profond de la connaissance angélique, ce n'est pas d'être intuitive ni d'être innée, c'est d'être indépendante des choses. Les idées des purs esprits sont sans proportion avec les nôtres. Ne se résolvant pas dans la vérité des choses mais dans celle même de Dieu, ces idées infuses sont une ressemblance créée, et comme une réfraction dans l'intellect angélique, des idées divines et de la lumière incréée, où tout est vie ; en sorte qu'elles représentent les choses en tant même que celles-ci dérivent des idées divines, les Anges ayant ainsi reçu au premier instant le sceau de la ressemblance, qui les a faits pleins de sagesse et parfaits en beauté, - tu signaculum similitudinis, plenus sapientia et perfectus decore (EZECH., XVIII, 12.), - et Dieu, selon le mot d'Augustin, ayant produit les choses intelligiblement dans la connaissance des esprits, avant de les produire réellement dans leur être propre.
Aussi bien ces idées, à la différence de nos idées abstraites, sont-elles universelles non par l'objet qu'elles présentent immédiatement à l'intelligence, mais seulement par le moyen qu'elles constituent d'atteindre sous un même angle une multitude de natures et d'individus distinctement saisis jusque dans leurs ultimes différences ; leur universalité n'est pas l'universalité de représentation, due au procédé abstractif, mais l'universalité de causation ou d'activité, propre aux idées créatrices, d'où les choses descendent dans l'être, et dont les idées de l'ange sont une similitude taillée à la mesure, de celui-ci ; elles sont, nous dit Jean de Saint-Thomas, comme des copies ou des modèles, - mais étincelants de vitalité spirituelle, - comme des modèles imprimés dans l'intellect angélique, et où se trouve figuré, tel que Dieu le voit avant même de le faire exister, (et non pas sans doute dans l'unité absolue de la vision divine, mais distribué selon la capacité des esprits créés, sous certains grands points de vue, d'après l'unité du rapport des choses à telle ou telle fin, et du mode dont elles procèdent de leurs divins exemplaires), l'innombrable essaim des créatures qui fluent de l'art suprême. Comme la causalité divine et les idées divines, les idées de l'ange descendent donc jusqu'à l'existence elle-même, elles atteignent directement le singulier existant, compréhensivement connu des pures intelligences à mesure qu'il reçoit l'être, et qu'il vient à répondre, dans le concret de la matière actuellement donnée, à son archétype éternel réfracté dans l'esprit pur.
C'est ainsi que dépendant seulement de la science de Dieu, la connaissance angélique est indépendante à l'égard des choses, dont elle ne tire pas ses idées, et qui ne sont pas sa règle formelle, - indépendante, peut-on dire, si du moins il s'agit du monde inférieur, à l'égard de ses objets eux-mêmes d'intellection, qu'elle précède, qu'elle attend, qu'elle mesure, qu'elle épuise de par l'efficacité même de la connaissance créatrice, et à l'intelligibilité desquels elle n'a pas à proportionner le degré d'immatérialité de ses idées. On voit en quel sens éminent l'ange connaît toutes les choses de ce bas monde a priori et par leurs causes suprêmes, puisqu'il les connaît par une participation des idées mêmes qui les font, puisqu'il connaît l'œuvre d'art, je veux dire tout cet univers, - dans la confidence que l'artiste lui fait de sa science opérative, cause même de l'être et de toute beauté.
11. Tournez maintenant vos regards vers l'entendement cartésien. N'est-il pas, lui aussi, immédiatement suspendu à Dieu, dominant et mesurant toute la nature matérielle sans en rien recevoir ? Par un de ces glissements dus à son propos d'aller vite en besogne, Descartes applique aux certitudes de la raison et de la science les solutions classiques de l'enseignement traditionnel touchant le motif formel de la foi : veritas prima revelans, l'autorité de Dieu révélant, c'est parce que Dieu ne peut pas mentir que les idées claires et distinctes méritent notre assentiment, et qui ignore la Véracité divine n'est proprement certain de rien. Si nous n'avions pour nous y appuyer la garantie de la véracité du Créateur, auteur des choses et auteur de notre esprit, nous ne saurions pas de source sûre qu'il y a un monde matériel, ni qu'il existe hors de notre pensée des choses conformes à nos idées, ni même que ces idées nous livrent de l'intelligible authentique et des vérités éternelles, et qu'elles ne nous trompent pas même en ce que nous concevons de plus évident. Cela montre bien que la connaissance rationnelle est pour Descartes comme une révélation naturelle (Cf. BORDAS-DEMOULIN, Le Cartésianisme, I, 29; HAMELIN, op.cit, 233.), et que nos idées ont leur règle immédiate en Dieu, non dans les choses, comme les espèces infuses de l'ange.
Pourtant, à la différence de l'intellect angélique, l'entendement cartésien n'atteint directement ni l'individualité ni l'existence ? Détrompez-vous. Si mal et si hâtivement que Descartes se soit exprimé sur les idées générales[7], il parait clair que celles-ci sont à ses yeux des notions essentiellement incomplètes, inadéquates dira plus tard Spinoza : la science humaine, pour être parfaite, doit atteindre des essences singulières saisies directement. Un moyen de penser universel, à la manière angélique, à la bonne heure! Un objet de pensée universel, une quiddité abstraite, dont un retour sur les images nous fait seul connaître le mode singulier de réalisation, cela n'est pas digne d'un esprit à qui toute la matière est soumise. A peine indiquée chez Descartes, cette méconnaissance de la nature et de la valeur de l'universel in praedicando, de l'universel proprement humain, cette sorte de nominalisme intellectualiste prendra tous ses développements avec Leibniz et Spinoza, et deviendra chez eux un des signes de la revendication d'angélicité qui caractérise l'intellectualisme absolu, en attendant que, tombant dans des têtes anglaises, et rejoignant le vieux nominalisme sensualiste, elle contribue à ruiner toute saine notion de l'abstraction.
Quant à la perception de l'existant comme tel, on peut dire que le passage à l'existence, la saisie de l'existence à l'aide de la seule intelligence et à partir des pures idées, constitue précisément le problème crucial de la philosophie cartésienne. Car nos idées ne se résolvant plus (matériellement) dans les choses, par le moyen des sens, dont les données n'ont plus qu'une valeur pragmatique et subjective, l'existence, la position des choses hors du néant, ne nous est plus livrée du premier coup par notre contact charnel avec le monde. Il faut parvenir à l'être, il faut le rejoindre, ou le déduire, ou l'engendrer, à partir d'un principe idéal posé ou découvert au sein de la pensée. Voilà l'impossible besogne à laquelle, de Descartes à Hegel, la métaphysique des modernes est condamnée. Descartes a retenu de l'enseignement de l'Ecole que le regard de notre intelligence humaine n'atteint directement que des essences, et ne peut donc à lui seul franchir le vaste azur qui sépare le possible du réel existant. Cependant, pour lui, la pure pensée doit se suffire, l'intelligence philosophant ne peut pas, même dans l'ordre de la resolutio materialis, avoir essentiellement besoin de recourir aux sens, qui, de soi, ne nous livrent que des modifications de notre conscience, des apparences, de l'incertain. Alors faut-il renoncer pour toujours à rejoindre l'être ? Non, il y a des cas privilégiés, où l'intelligence pure suffit à l'atteindre : c'est le cas du cogito, où la pensée transparente à elle-même connaît sa propre existence, non par une constatation empirique, mais par une saisie immédiate de son fond substantiel en acte d'intellection ; et c'est le cas de la preuve de Dieu par son idée, où la pensée n'a qu'à se fixer sur l'empreinte en elle du Parfait, pour y lire à découvert l'existence réelle de celui-ci. Double révélation intellectuelle de l'existence, en laquelle seule la raison humaine atteint sa pleine mesure d'esprit, se comporte comme l'ange connaissant soi-même et son auteur.
Ma pensée existe, Dieu existe. De là tout se déroule. C'est de Dieu que la science cartésienne descend aux choses, et déduit la Physique. Science parfaite ou par les causes, la seule proportionnée à l'ambition du philosophe. Elle aussi connaît cet univers a priori, et selon l'ordre même des raisons créatrices. (Et si elle échoue à la tâche, ce sera pour passer la main à la métaphysique de Spinoza.) Attend-elle quelque chose des sens, car enfin l'on n'oublie pas tout à fait qu'on est homme ? Les sens n'ont qu'un rôle accidentel, en particulier celui d'opérer un choix entre les diverses combinaisons idéales également possibles, et de nous montrer laquelle a été réalisée de fait.
Telle nous apparaît dans sa première manifestation l'indépendance de la raison cartésienne à l'égard des choses : séparation de l'intelligence et des sens, par lesquels l'intelligence se trouvait en continuité avec les choses, avec le singulier existant. Mépris du corps dans l'œuvre de la science, refus de la connaissance animale qui nous lie d'abord à la création. Refus de cette condition proprement humaine de ne pouvoir connaître que par les sens et l'intellect ensemble ce que l'ange connaît par l'intellect tout seul. Voyez démarrer cette belle science. Est-elle assez sûre d'elle-même ? Elle ira loin. Mais Kant l'attend au détour du chemin. Si les sens, lui dira-t-il, ne nous livrent que de pures apparences, et ne sont pas pour notre esprit le véhicule de ce qui est, il vous faudrait, ô présomptueuse, pour atteindre l'être une intuition suprasensible, celle-là même dont jouissent les esprits purs à l'image desquels on vous a réformée. Mais vous n'emportez pas une telle intuition dans vos bagages. Ergo vous ne pourrez jamais connaître ce qui est, et tout votre a priori n'est qu'une armature à phénomènes.
12. Il est un second aspect, plus spécifique peut-être, de l'indépendance de la raison cartésienne à l'égard des choses. Cette fois il s'agit moins des choses sensibles comme telles que de l'intelligibilité même qu'elles enferment, et donc de l'objet propre de l'intelligence.
Pour saint Thomas, et c'est une suite logique de la nature abstractive de notre intelligence, le seul objet absolument premier atteint par celle-ci est l'être en général, et c'est en lui qu'elle résout toutes ses conceptions, apprenant, sous la dictée de l'expérience, à expliciter les différences contenues en lui ; or il est trop évident que l'être, qui imbibe toutes choses, n'est l'ennemi d'aucune réalité ; il les accueille toutes, il est, si j'ose dire, pour toute la faune de la création, pour toutes les formes qui fluent de la Poésie de Dieu, si nobles soient-elles et si rares, si indigentes ou si luxuriantes, le sein d'Abraham où elles reposent. Il suit de là qu'une analyse conduite en fonction de l'être, élaborant les concepts de notre science selon les exigences du réel, docile à l'analogie des transcendantaux, suivant avec fidélité et obéissance, avec tendresse et piété les contours de ce qui est, saura pénétrer au dedans des choses et mettre les essences en communication intelligible sans léser en rien l'originalité et l'unité, le secret propre de celles-ci. Voilà pourquoi si la cervelle d'un thomiste peut être étroite et coriace comme toute cervelle humaine, et bien improportionnée à la sagesse qu'il défend, il a néanmoins la consolation de se dire qu'à considérer la doctrine en elle-même, sinon le docteur, il n'est pas une chose au ciel et sur la terre qui ne se trouve chez soi dans sa théologie.
Au contraire, pour Descartes, et c'est une suite logique de son innéisme, la pensée trouve en soi une pluralité d'idées toutes faites, irréductibles, irrésolubles, chacune claire par elle-même, chacune objet d'intuition première, éléments intelligibles auxquels tout doit se réduire de ce que touche le savoir. Ce sont les « natures simples », qui sont comme des atomes d'évidence et d'intelligibilité[8]. Comme il a supprimé la résolution matérielle de nos concepts dans les choses, Descartes supprime leur résolution formelle dans l'être.
Les Anges non plus ne taillent pas leurs idées dans l'étoffe commune de l'être, mais c'est que par une seule de leurs idées compréhensives ils épuisent toute la réalité d'un secteur de la création. Au lieu que le remplacement de la résolution dans l'être par la réduction aux natures simples, à la pensée pour les choses de l'âme, à l'étendue et au mouvement pour les choses du corps, ne peut que provoquer des dégâts incalculables dans un entendement qui reste, quoi qu'il en ait, discursif, et dont tout le travail consiste à progresser par composition de concepts.
Ce qu'introduit ici la révolution cartésienne, n'est rien de moins qu'un changement radical dans la notion même de l'intelligibilité, et, corrélativement, dans le type même de l'intellection et de 1'« explication » scientifiques.
Inapte par principe à comprendre l'analogie de l'être et à en user, et se fermant ainsi dès l'abord l'accès des choses divines, l'analyse cartésienne, morceleuse et niveleuse, ne sait que briser l'unité interne des êtres, détruire l'originalité comme la diversité des natures, et tout ramener brutalement aux éléments univoques qu'il lui a plu de choisir comme principes simples. Désormais comprendre c'est séparer ; être intelligible c'est pouvoir être reconstruit mathématiquement. Démonter un mécanisme et le remonter, voilà l'œuvre vive de l'intelligence. L'explication mécanistique devient le seul type concevable d'explication scientifique.
Critérium de l'évidence ! Il n'est rien de plus équivoque et de moins loyal que la clarté et la distinction cartésiennes. Comprenons bien que l'évidence cartésienne est tout autre chose que l'évidence désignée par les anciens, et par l'usage commun des hommes, comme le critère de la certitude. Cette évidence-là est une propriété de l'être, fulgor objecti, et elle se manifeste à notre esprit dans les propositions connues de soi, premiers principes de notre savoir. Pour garder fidèlement ces principes sans rien méconnaître pourtant de l'expérience, pour ne pécher ni contre la raison ni contre le réel, elle nous force à des élaborations difficiles ; plus elle fait grandir notre science, plus elle nous fait sentir que l'être nous mesure, et que nous ne savons le tout de rien ; finalement, qu'il s'agisse de la puissance, de la matière, de la contingence, de ce qui est de soi le moins intelligible, ou des choses de l'esprit et des choses de Dieu, intelligibles en soi au souverain degré, mais qui sont à notre intellect comme le soleil aux yeux du hibou, elle nous conduit à des objets obscurs, soit en eux-mêmes, soit pour nous, et nous fait déboucher sur le mystère, mystère d'imperfection ou mystère de perfection. Qu'importe, c'est une nuit lumineuse, et les nécessités intelligibles nous y tracent un chemin plus sûr que les orbites des planètes.
L'évidence cartésienne au contraire est une évidence subjective, qualité de certaines idées, et ce n'est pas dans des propositions réglant la progression de nos certitudes, c'est en des objets de notion, terme de l'analyse des choses, qu'elle se manifeste à notre esprit. Il y a des idées évidentes par elles-mêmes, parfaitement pénétrables à notre pensée. Ces idées-là sont la matière de la science. Toutes les autres doivent y être réduites, ou être éliminées. Voilà les choses à nu devant l'ange cartésien ; loin que le monde corporel recèle un résidu d'inintelligibilité relative, il est parfaitement clair à notre regard d'hommes, n'étant rien qu'étendue géométrique : parfaitement soumis à notre esprit dans la connaissance, avant de lui être parfaitement soumis dans la pratique. Fatale confluence du panthéisme et de l'intellectualisme absolu, voilà bientôt, face à une intelligence qui s'imagine en acte pur d'intellection, un univers qu'on imagine en acte pur d'intelligibilité. - Voilà en réalité toutes choses ajustées de force au niveau des idées humaines, les trésors de l'expérience dissipés, l'art créateur profané, et l'ouvrage que Dieu a fait remplacé par le monde imbécile du rationalisme.
A vrai dire, comme séparée de l'être notre raison flotte et n'a pas de règle en elle, les idées claires entendues au sens de Descartes ne fournissent aucun critère consistant. En fait elles se réduisent à des idées faciles ou « aisées à concevoir », et la clarté cartésienne est synonyme de facilité. Aussi bien la science ne doit-elle pas être facile à l'homme comme elle est facile à l'ange ? Voilà pourquoi la Mathématique devient la science-reine, et la norme de tout savoir. Partout ailleurs, sous le couvert de cette prétendue rigueur, c'est l'arbitraire qui s'introduit, suivant une loi d'ironie que nous voyons vérifiée tous les jours (et dont l'exégèse allemande offrira au dix-neuvième siècle une belle illustration) « Sous prétexte, dit Bossuet dans un texte célèbre, qu'il ne faut admettre que ce qu'on entend clairement, ce qui, réduit à certaines bornes, est très véritable, chacun se donne la liberté de dire j'entends ceci, et je n'entends pas cela ; et sur ce seul fondement, on approuve et on rejette tout ce qu'on veut (Lettre au marquis d'Allemans; 21 mai 1687 (Urbain et Levesque, III, 372-373).). » Pratiquement, l'évidence cartésienne devait substituer à la Vérité, mesurée sur l'être, la facilité rationnelle et la maniabilité des idées. La philosophie des lumières, éclairant le ciel aux chandelles de l'Encyclopédie, continuera ainsi très naturellement la philosophie des idées claires.
Disons qu'en tout cela l'entendement cartésien revendique indépendance à l'égard de son objet, non seulement à l'égard des choses comme objet du sens, mais à l'égard des choses comme objet de science. Descartes est un dogmatique outré, et, à ce point de vue, tout le contraire d'un subjectiviste. Mais avec lui la science humaine, ivre de mathématiques, commence à ne plus se mesurer sur l'objet. Pour se constituer, pour exister comme science, elle ne demande plus à l'objet de lui imposer sa loi, elle impose à l'objet une mesure et une règle qu'elle croit trouver en elle-même. Ainsi, tandis que la science de l'Ange, bien qu'indépendante des choses, ne déforme pas l'objet qu'elle atteint, parce qu'elle l'atteint par une similitude des idées créatrices, cause et mesure de cet objet et de son être, la science cartésienne fait violence au réel pour le réduire au module prédestiné des explications « scientifiques ». Dès lors l'intelligence humaine devient législatrice en matière spéculative, elle façonne son objet. On peut dire que la raison cartésienne pratiquait avant la lettre (in actu exercito) l'apriorisme kantien. Kant, survenant, n'aura qu'à remarquer qu'en bonne logique un entendement qui façonne ses objets sans les produire dans l'être ne peut avoir pour objets que des phénomènes, non les choses en soi. Le dogmatisme cartésien, après un beau trajet dans l'azur, sera devenu agnosticisme en retombant sur le sol.
13. L'ange se connaît lui-même immédiatement par sa substance, en une parfaite intuition qui lui livre le fond de son être. Ce n'est pas seulement par le spectacle des choses, c'est d'abord et avant tout par le spectacle de lui-même, c'est dans le miroir très pur de sa propre essence que se consomme sa connaissance naturelle de Dieu. Sa propre essence est son objet premier d'intellection, et il est toujours en acte d'intellection de lui-même. Toutes les choses qu'il connaît, il les connaît en se connaissant d'abord lui-même, et comme par un prolongement de sa connaissance de soi.
Transposé, diminué, tout cela se retrouve dans la Pensée cartésienne. Mais pourquoi l'âme est-elle plus aisée à connaître que le corps ? Pourquoi tout ce qu'elle connaît lui révèle-t-il d'abord sa propre nature à elle ? Ce n'est pas parce que son essence est l'objet transparent à travers lequel elle voit toutes choses. C'est parce que son regard s'arrête à elle-même, se termine à une idée qui est quelque chose d'elle-même, se fige dans la conscience de soi. Mon acte d'appréhension pris comme tel ne saisit que ma pensée, ou une représentation, une effigie peinte en elle, et à laquelle il se trouve, de par la véracité divine, que quelque modèle au dehors correspond. L'idée devient ainsi le seul terme immédiatement atteint par la pensée, la chose, portrait ou tableau, connue d'abord elle-même avant de faire connaître autre chose[9]. Cette réification des idées, cette confusion de l'idée avec un « signe instrumental » et un « objet quod », est, nous l'avons montré ailleurs (Réflexions sur l'Intelligence, chap. II, III et IX.), la faute originelle de la philosophie moderne. Elle commande toute la doctrine cartésienne de la connaissance, la première preuve cartésienne de l'existence de Dieu, la théorie cartésienne des vérités éternelles ; sans elle Descartes philosophe demeure inintelligible.
Or il est curieux de noter ici, une fois de plus, une collusion avec le monde angélique. Les idées divines, à la lumière desquelles l'ange connaît les choses, sont des idées factives ou opératives, des idées d'artiste : exemplaires à l'imitation desquels une chose est laite (forma intelligibilis ad quam respiciens artiflex operatur). L'objet vu dans une telle idée n'est pas une nature tirée des choses et transportée dans l'esprit connaissant, c'est un modèle, issu de l'esprit créateur, et selon lequel la chose est posée dans l'être. Confondez ces idées de l'art divin avec les concepts de la connaissance humaine, il faudra, pour celle-ci comme pour celui-là aller de l'idée à la chose, de la pensée à l'être, et vous aurez fait de l'objet immédiatement saisi dans le concept autre chose que ce qui est : - un modèle, un tableau de ce qui est. Vous aurez ainsi rejoint les idées cartésiennes, et le principe de tout l'idéalisme moderne.
Avec cette théorie des idées-tableaux les prétentions de la raison cartésienne à l'indépendance à l'égard des choses arrivent à leur terme : la pensée rompt avec l'être. Elle forme un monde clos, qui n'est plus en contact qu'avec soi seul ; ses idées, devenues d'opaques effigies, interposées entre elle et les choses, sont encore, pour Descartes, comme une doublure du monde réel. Mais la doublure, selon le mot d'Hamelin, devait manger l'étoffe. Ici encore Kant achève l'œuvre de Descartes. Si l'intelligence en pensant n'atteint immédiatement que sa pensée elle-même, ou ses représentations, la chose cachée derrière ces représentations demeure éternellement inconnaissable.
(Suite...)
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