Salon de lecture

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JJ Rousseau, la démocratie totalitaire

Titre:

Les origines de la démocratie totalitaire (extrait)

Auteur:

J-L Talmon

Editeur:

Calmann-Levy

Date de parution:

1966

 

Cet article n'est pas une fiche mais juste l'extrait d'un chapitre du livre.

 

CHAPITRE 3

LA DÉMOCRATIE TOTALITAIRE (ROUSSEAU)

 

a) L'arrière-plan psychologique.

Rousseau emploie souvent les mots nature et ordre naturel dans le même sens que ses contemporains, pour désigner la structure logique de l'univers. Toutefois, il utilise aussi ce terme pour caractériser l'élémentaire en tant qu'il s'oppose à l'effort accompli par l'esprit pour le maîtriser. L'état historique de nature, antérieur à la société organisée, est le règne de l'élémentaire. L'entrée des hommes en société marque le triomphe de l'esprit.

Répétons que pour les matérialistes, l'ordre naturel est en quelque sorte une machine toute faite qu'il s'agit de découvrir et de mettre en marche. Pour Rousseau, d'autre part, c'est l'État lorsqu'il a rempli sa mission. C'est un impératif catégorique. Les matérialistes n'arrivent au problème de la contradiction entre l'individu et l'ordre social que vers la fin de leur raisonnement. Mais même alors, suprêmement persuadés de la possibilité d'un ajustement, ils ne reconnaissent pas l'existence du problème de la coercition. Pour Rousseau, ce problème se pose dès le début. C'est même pour lui la question fondamentale. Vagabond sans mère, avide de chaleur et d'affection, dont le rêve d'intimité est constamment frustré par l'insensibilité réelle ou imaginaire des hommes, Rousseau n'a jamais pu décider s'il voulait libérer la nature humaine ou la moraliser en la brisant, rester seul ou s'intégrer à l'assemblée humaine. Il n'a jamais su si la fréquentation des autres rendait l'homme meilleur ou pire, plus heureux ou plus malheureux. Rousseau est une des natures les plus inadaptées et les plus égocentriques qui aient laissé un témoignage de leur pénible situation. D'une part, c'est un paquet de contradictions, un reclus et un anarchiste, qui brûle de retourner à la nature; enclin à la rêverie, révolté contre toutes les conventions sociales, il est sentimental et larmoyant, pitoyablement contraint et en désaccord avec son entourage. Mais par ailleurs, Rousseau est un admirateur de Sparte et de Rome, apôtre de la discipline et de la submersion de l'individu dans l'entité collective. Le partisan d'une forte discipline est en réalité le rêve jaloux du paranoïaque tourmenté : telle est la clef de cette personnalité ambivalente. Le Contrat social est une sublimation du Discours sur les origines de l'inégalité. C'est sa propre situation que décrit Rousseau lorsqu'il parle, dans l'Émile et ailleurs, du malheur de l'homme qui, après être sorti de l'état de nature, est la proie du conflit de ses mouvements spontanés et des devoirs de la société civilisée; il est toujours « flottant entre ses tendances naturelles et ses devoirs », jamais tout à fait homme ni citoyen, ni « bon pour lui ni pour les autres », parce que jamais d'accord avec lui-même La seule façon d'échapper à ce supplice, si le retour à l'état paisible de nature est impossible, est de s'abandonner tout à fait aux impulsions élémentaires, ou bien de « dénaturer l'homme » complètement. Dans le dernier cas, il s'agit de passer d'une existence absolue à une existence relative, de la conscience personnelle à la conscience sociale. L'homme doit apprendre à se considérer non pas comme « une unité numérique, l'entier absolu, qui n'a de rapport qu'à lui-même », mais comme une « unité fractionnaire qui tient au dénominateur et dont la valeur est dans son rapport avec l'entier, qui est le corps social ». Il faut imposer un type de sentiment et de comportement fixe, rigide et universel, afin de créer des hommes tout d'une pièce, sans contradictions et sans impulsions centrifuges et antisociales. Le but est de créer des citoyens qui ne veulent que ce que veut la volonté générale, et qui, de ce fait, sont libres, à la place d'hommes qui constituent chacun une entité en eux-mêmes, sont déchirés par des tensions égoïstes et maintenus ainsi en esclavage; Rousseau, le père de la spontanéité de sentiment romantique, est obsédé par l'idée que la cupidité humaine est la cause de la dégénérescence morale et de la corruption de la société. C'est pourquoi il porte aux nues la vertu ascétique spartiate et condamne la civilisation dans la mesure où elle est l'expression du désir de puissance, du besoin de paraître, et libère la vitalité humaine sans se référer à la morale. Il a ce sens aigu de la réalité compétitive des gens déchirés par des conflits intérieurs. Soit culpabilité, soit lassitude, ils désirent ardemment échapper au besoin d'être reconnus par l'extérieur et à la compétition à laquelle il les astreint.

On retrouvera la même tendance paranoïaque chez trois autres personnages de tempérament messianique totalitaire qui seront analysés en ces pages : Robespierre, Saint-Just et Babeuf. Nous avons eu récemment des exemples de ce singulier mélange d'inadaptation psychologique et d'idéologie totalitaire. Dans certains cas, il arrive que le sujet cherche une issue à l'impossibilité où il se trouve d'établir une relation équilibrée avec ses congénères, dans la supériorité solitaire que confère l'exercice de la dictature. Le chef s'identifie à la doctrine absolue et en vient à regarder le refus de se soumettre des autres non pas comme une divergence d'opinion normale, mais comme un crime. Le chef paranoïaque a ceci de caractéristique que dès qu'on se met en travers de ses projets, il perd rapidement son équilibre précaire, tombe dans des débordements d'apitoiement sur lui-même, et devient la proie de la manie de la persécution et d'impulsions au suicide. Le commandement est le salut du petit nombre, mais beaucoup peuvent trouver dans le seul fait d'adhérer à un mouvement totalitaire et d'embrasser sa doctrine exclusive la délivrance d'un égotisme inadapté. Les périodes de grande tension, de psychose collective, font apparaître des qualités marginales qui, autrement, auraient pu demeurer latentes, et amènent au pouvoir des hommes de mentalité névrotique particulière.

 

b) La volonté générale et l'individu.

Pour Rousseau, il est capital de sauvegarder l'idéal de liberté tout en exigeant la discipline. Très altier, il a un sens aigu de l'héroïsme. Sa pensée est donc dominée par une ambiguïté extrêmement fructueuse encore que dangereuse. D'une part, l'individu n'est supposé obéir à rien d'autre qu'à sa volonté propre; d'autre part, il est tenu de se conformer à un certain critère objectif. La contradiction se résout dans l'affirmation que ce critère extérieur n'est autre que son moi le meilleur, supérieur ou véritable ou, comme l'appelle Rousseau, la voix intérieure de l'homme; Par conséquent, même s'il est contraint de se plier à des exigences extérieures, l'homme ne peut se plaindre qu'on le contraigne, car il n'est tenu en fait que d'obéir à son moi propre et véritable De sorte qu'il ne cesse pas d'être libre : il l'est même plus qu'avant. Car la liberté est le triomphe de l'esprit sur l'instinct naturel, élémentaire. L'acceptation des obligations posées par le Contrat social marque la naissance de la personnalité de l'homme et son initiation à la liberté. Tout exercice de la volonté générale constitue une réaffirmation de la liberté de l'homme.

On peut envisager le problème de la volonté générale sous deux aspects différents, celui de la morale individuelle et celui de la légitimité politique. Dans les articles de l'Encyclopédie sur le Législateur et le droit naturel, Diderot est un précurseur de Rousseau en matière de morale personnelle. De la même manière que Rousseau, il conçoit ce problème comme un dilemme posé par la réconciliation de la liberté avec une norme extérieure absolue. Il paraît inadmissible à Diderot que l'individu, tel qu'il est, soit souverain juge du juste et de l'injuste, du bien et du mal. La volonté particulière de l'individu est toujours suspecte. La volonté générale est seul juge. Pour juger, il faut toujours se référer au bien et à la volonté générale. Celui qui se trouve en désaccord avec la volonté générale renie son humanité et se classe lui-même dans la catégorie des « dénaturés ». C'est à la volonté générale que l'individu doit s'adresser pour savoir « jusqu'où il doit être homme, citoyen, sujet, enfant » et « quand il lui convient de vivre et de mourir ». La volonté générale déterminera la nature et les limites de tous nos devoirs. Comme Rousseau, Diderot tient à faire des réserves sur le droit naturel le plus sacré de l'homme à tout ce que « l'espèce dans son ensemble » ne lui conteste pas. Il s'empresse néanmoins, comme Rousseau, d'ajouter que la volonté générale nous éclairera sur la nature de nos idées et de nos désirs. Quoi que nous pensions et désirions sera bon, grand et sublime, si c'est en harmonie avec l'intérêt général. Seule la conformité à l'intérêt général nous confère la qualité de membre de notre espèce : « Ne la perdez jamais de vue, sans quoi vous verrez les notions de la bonté, de la justice, de l'humanité, de la vertu, chanceler dans votre entendement. » Diderot donne deux définitions de la volonté générale. Il dit d'abord qu'elle est contenue dans la loi écrite de toutes les nations civilisées, dans les actions des peuples sauvages, dans les conventions des ennemis de l'humanité entre eux, et même dans l'indignation instinctive des animaux blessés. Il appelle ensuite la volonté générale : « Dans chaque individu, un acte pur de l'entendement qui raisonne dans le silence des passions sur ce que l'homme peut exiger de son semblable et sur ce que son semblable est en droit d'exiger de lui. » C'est aussi la définition de la volonté générale que Rousseau donne dans la première version du Contrat social.

Pour Rousseau, la volonté générale ressemble en définitive à une vérité mathématique ou à une idée platonicienne. Qu'elle soit ou non perçue, elle possède une existence objective propre.

Il faut néanmoins que l'esprit humain la découvre. Mais l'ayant découverte, celui-ci, en toute honnêteté, ne peut refuser de l'accepter. De sorte que la volonté générale est simultanément en nous et hors de nous. L'homme n'est pas invité à exprimer ses préférences personnelles. On ne lui demande pas d'être d'accord. On lui demande si une proposition donnée est conforme ou non à la volonté générale. « Si mon avis particulier l'eût emporté, j'aurais fait autre chose que ce que j'avais voulu, et c'est alors que je n'aurais pas été libre. » Car la liberté est la faculté de se débarrasser des considérations, des intérêts, préférences et préjugés personnels ou collectifs, qui me dissimulent la vérité et le bien collectif que je ne peux manquer de vouloir, si je suis fidèle à ma véritable nature. Ce qui s'applique à l'individu s'applique également au peuple. Il faut amener l'homme et le peuple à choisir la liberté, et si besoin est, les contraindre à être libres.

Finalement, la volonté générale devient une question de lumière et de morale. Bien que l'harmonie et l'unanimité doivent résulter de la volonté générale, tout le but de la vie politique est en vérité d'éduquer et de préparer les hommes à vouloir la volonté générale, sans aucun sentiment de contrainte.

Il faut déraciner l'égotisme humain, et changer la nature humaine. « Chaque individu, qui est par lui-même un tout complet et solitaire, devra être transformé en partie d'un tout plus grand dont il reçoit sa vie et son être. » L'individualisme devra donc faire place au collectivisme, et l'égoïsme à la vertu, qui tient dans la conformité de la volonté personnelle à la volonté générale. « Il faut, en un mot, que le législateur ôte à l'homme ses forces propres pour lui en donner qui lui soient étrangères, et dont il ne puisse faire usage sans le secours d'autrui. Plus ces forces naturelles sont mortes et anéanties, plus les acquises sont grandes et durables, plus aussi l'institution est solide et parfaite : en sorte que si chaque citoyen n'est rien, ne peut rien que par tous les autres, et que la force acquise par le tout soit égale ou supérieure à la somme des forces naturelles de tous les individus, on peut dire que la législation est au plus haut point de perfection qu'elle puisse atteindre. » Comme pour les matérialistes, le but final n'est pas l'expression personnelle de l'individu, le déploiement de ses facultés particulières et la réalisation de son mode propre et unique d'existence, mais la disparition de l'individu dans l'entité collective avec laquelle, il se confond et dont il adopte le principe d'existence. Le but est d'entraîner les hommes à « supporter docilement le joug du bonheur public », de créer en fait un nouveau type d'homme, une créature purement politique, sans allégeances privées ou sociales particulières, sans intérêts partiaux, comme dit Rousseau.

 

c) La volonté générale, la souveraineté populaire et la dictature.

 

Le souverain de Rousseau est l'extériorisation de la volonté générale; comme nous l'avons déjà dit, il a essentiellement la même signification que l'ordre harmonieux naturel. En conjuguant ce concept avec le principe de souveraineté populaire et d'expression directe du peuple, Rousseau donne le jour à la démocratie totalitaire. Le simple fait d'introduire ce dernier élément, joint au feu du style de Rousseau, élève le postulat du XVIIIe siècle du plan de la spéculation intellectuelle au niveau d'une vaste expérience collective. Ainsi naît la religion laïque moderne, non seulement en tant que système d'idées, mais sous l'espèce d'une foi ardente. La synthèse de Rousseau constitue en soi l'expression du paradoxe de la liberté de la démocratie totalitaire, en des termes qui exposent le dilemme sous sa forme la plus frappante, à savoir ceux de la volonté: Il existe une volonté générale objective, que quiconque la veuille ou non. Pour devenir réalité, elle doit être voulue par le peuple. Si le peuple ne la veut pas, il faudra l'en persuader, car la volonté générale est contenue à l'état latent dans la volonté du peuple.

Les idées démocratiques et les prémisses rationalistes sont les instruments utilisés par Rousseau pour résoudre le dilemme. D'après lui, la volonté générale ne pourra être aperçue que si le peuple tout entier, et pas une de ses parties ou un groupe de représentants seulement, en fait l'effort. Deuxième condition, les individus doivent être appelés à vouloir en tant qu'atomes politiques purs, et non en tant que groupes, partis ou intérêts. Ces deux conditions reposent sur la prémisse qu'il existe effectivement une substance commune de citoyenneté dont tous participent, lorsque tout le monde est devenu capable de renoncer à ses intérêts partiaux et à ses allégeances de groupe. En tant qu'êtres rationnels, les hommes peuvent de la même manière arriver aux mêmes conclusions, lorsqu'ils sont parvenus à dépouiller leurs passions et leurs intérêts particuliers et à ne plus se fier à des critères « imaginaires » qui obscurcissent leur jugement. Ce n'est que lorsque tous agissent de concert en tant que corps de la nation que la nature de citoyen de l'homme est promue à une existence active. Ce qui n'a pas lieu si une partie seulement de la nation se rassemble pour vouloir la volonté générale. Elle n'exprime en ce cas qu'une volonté partielle. En outre, le fait qu'une chose soit voulue par tous ne suffit pas à en faire l'expression de la volonté générale, si ceux qui la veulent ne sont pas dans les dispositions requises. Une volonté n'est pas générale parce qu'elle est celle de tous; elle ne le devient que lorsqu'elle est voulue conformément à la volonté objective.

Ici il n'est pas question de séparation ni de balance des pouvoirs. Il ne s'agit pas d'opposer des intérêts particuliers à d'autres intérêts particuliers, ni de laisser jouer la libre entreprise. La souveraineté implique que ceux qui l'exercent souscrivent à une vérité, s'identifient à un certain intérêt général présumé être la source de tous les intérêts individuels. On ne considère pas les partis politiques comme les véhicules des divers courants d'opinion, mais comme les représentants d'intérêts partiaux, contraires à l'intérêt général, qui est conçu comme quelque chose de quasiment tangible. Il est très important de se rendre compte que ce que l'on considère aujourd'hui comme un corollaire essentiel de la démocratie, autrement dit la multiplicité des opinions et des intérêts, était loin d'être considéré comme essentiel par les pères de la démocratie au XVIIIe siècle. Leurs postulats initiaux sont l'unité et l'unanimité. Le principe de multiplicité n'est posé que plus tard, lorsque les implications totalitaires du principe d'homogénéité ont été démontrées par la dictature jacobine.

Cette expectative de l'unanimité n'est que naturelle dans un âge qui, partant de l'idée d'ordre naturel, déclare la guerre à tous les privilèges et à toutes les inégalités. Dans la mesure où il s'oppose aux trois états, le concept même de nation du XVIIIe siècle implique une entité homogène. Naïfs et sans expérience démocratique, les théoriciens, à la veille de la révolution, sont incapables de considérer les tensions et les conflits du système parlementaire démocratique comme des phénomènes courants, qui n'exigent pas que l'on brandisse à la face du monde le spectre de la ruine et du désordre immédiat. Même un penseur aussi pondéré que d'Holbach est épouvanté par les « terribles » clivages de la société anglaise. Il considère l'Angleterre comme la plus infortunée des nations ; elle affiche une liberté ostentatoire, mais est en réalité plus malheureuse que tous les royaumes orientaux qu'écrasent des tyrans. La lutte des factions et des intérêts opposés n'a-t-elle pas entraîné l'Angleterre au bord de la ruine ? Son régime n'est-il pas un salmigondis d'habitudes irrationnelles, de coutumes désuètes, de lois incongrues, dénué de système et de principe directeur ? Le physiocrate Letronne déclare que « la situation de la France est infiniment meilleure que celle de l'Angleterre, car ici on peut accomplir des réformes qui changent tout l'état du pays en un moment, tandis que chez les Anglais de telles réformes peuvent toujours être entravées par les partis ». Il est utile de dire quelques mots des physiocrates à ce propos, car malgré les différences de perspectives, leur pensée présente une similitude frappante avec les catégories démocratiques totalitaires. Les physiocrates offrent une étonnante synthèse de libéralisme économique et d'absolutisme politique, fondés tous les deux sur le postulat d'harmonie naturelle posé de la façon la plus absolue. Bien qu'ils affirment que l'harmonie découle inévitablement du libre jeu des intérêts et de l'entreprise économique, ils sont extrêmement conscients, en ce qui concerne la politique, de la lutte d'intérêts opposés, incompatibles et inégaux. D'après eux, ces tensions constituent le plus grand obstacle à l'harmonie sociale.

Les institutions parlementaires, la séparation et l'équilibre des pouvoirs sont donc des voies qui ne sauraient mener à l'harmonie sociale. Les divers intérêts seraient à la fois juge et partie. Leurs frictions paralyseraient l'État. Aussi les physiocrates rejettent-ils la balance des pouvoirs, alléguant que, si une des puissances est plus forte, il ne peut y avoir de balance véritable. Et que si les puissances sont parfaitement égales mais dirigées en sens contraire, elles seront nulles toutes les deux. Le but de la législation n'est pas de réaliser un équilibre de contre-forces, ni d'arriver à un compromis, mais d'agir en fonction de la stricte évidence, qui, d'après les physiocrates, constitue quelque chose de tangible, et n'a pour ainsi dire rien à voir avec les intérêts particuliers, car elle les dépasse tous. L'autorité qui se fonde sur cette évidence est par conséquent « souveraine, unique, supérieure à tous les individus... et à tous les intérêts particuliers » : c'est « le chef unique », « qui est le centre commun dans lequel tous les intérêts des différents ordres de citoyens viennent se réunir sans se confondre ». Les physiocrates croient l'évidence capable d'exercer une telle influence rationalisante sur le comportement qu'ils estiment le monarque absolu incapable d'abuser de son pouvoir. Ils croient en un monarque absolu agissant conformément à la stricte évidence, et à l'individu isolé. Ces deux éléments représentent l'intérêt général, alors que les intérêts particuliers intermédiaires falsifient l'« évidence » et entraînent l'homme sur des voies égoïstes. « Dans la nation, il n'y aura plus d'ordres, armés de privilèges, mais seulement des individus, jouissant intégralement de leurs droits naturels. »

Rousseau remplace le despote éclairé des physiocrates par le peuple. Il considère aussi les intérêts particuliers comme le plus grand obstacle à l'harmonie sociale. Pour lui comme pour les utilitaristes, l'individu devient alors le véhicule de l'uniformité On pourrait dire sans exagérer que cette attitude laisse présager l'idée d'une société sans classes. Elle est conditionnée par la vague expectative d'une unanimité - unanimité que l'on trouvera quelque part au bout du chemin, lorsqu'on aura procédé à une élimination encore plus intensive des différences et des inégalités. Non que cette unanimité doive être imposée en soi : plus les formes de la souveraineté populaire sont extrêmes, plus les procédés deviennent démocratiques, et plus on peut être sûr de l'unanimité. Ainsi Morelly pense que la véritable démocratie est un régime où les citoyens choisissent à l'unanimité de n'obéir qu'à la seule nature. Le chef des jacobins britanniques, Horne Tooke, jugé en 1794, définit son but comme un régime de parlements annuels, dont les membres seraient élus au suffrage universel, les partis étant exclus, et le vote à l'unanimité.

Comme les physiocrates, Rousseau repousse toute tentative de division de la souveraineté. Il compare le démembrement du corps social au tour de passe-passe des « charlatans du Japon », qui jonglent avec les membres d'un enfant dépecé et le font, ensuite retomber vivant et tout rassemblé. Car, s'il n'y a qu'une volonté, la souveraineté ne peut être divisée. A cette différence près qu'à la place du monarque absolu des physiocrates, Rousseau met le peuple. C'est le peuple assemblé en corps qui devra exercer le pouvoir souverain, et non pas une assemblée de représentants. Car on estime qu'une assemblée élue développera un intérêt particulier au même titre que n'importe quelle association. Le peuple donne des verges pour se faire battre lorsqu'il confie la souveraineté à une assemblée parlementaire. Or, à la base, le principe de la démocratie directe indivise et la recherche de l'unanimité impliquent la dictature, comme l'a montré l'histoire de plus d'un référendum. Si l'on fait constamment appel au corps du peuple et non pas à un petit groupe de représentants, et que l'on pose en même temps l'unanimité en postulat, il devient impossible d'échapper à la dictature; c'est ce qu'implique la force avec laquelle Rousseau insiste sur ce point capital : les chefs ne doivent poser au peuple que des questions d'ordre général, et, en outre, savoir l'interroger. La réponse à la question posée doit être tellement évidente que toute autre réponse ferait figure de trahison ou de perversité pure. Si c'est l'unanimité que l'on désire, il faut l'obtenir en usant d'intimidation, en truquant les élections ou en noyautant l'expression populaire spontanée autour d'activistes qui organisent des pétitions, des démonstrations publiques et de violentes campagnes de dénonciation. C'est ainsi que, les Jacobins et les organisateurs des pétitions populaires, des journées révolutionnaires et autres formes d'expression directe de la volonté du peuple interpréteront Rousseau.

Rousseau démontre clairement la relation étroite qui existe entre la souveraineté populaire poussée à l'extrême et le totalitarisme. Le paradoxe appelle l'analyse. On croit communément que la dictature voit le jour et se maintient à cause de l'indifférence populaire et du manque de vigilance démocratique. Rousseau insiste expressément sur la nécessité de la participation active et incessante du peuple et de chaque citoyen aux affaires de l'État.

L'État, dit Rousseau, est proche de sa ruine lorsque le service public cesse d'être la principale préoccupation des citoyens.

Imprégné d'antiquité, Rousseau éprouve intuitivement l'ivresse du peuple rassemblé pour légiférer et définir l'intérêt général. La république se fait tous les jours. A l'époque prédémocratique, Rousseau ne peut pas comprendre qu'une création des hommes, volontaire à l'origine, puisse se transformer en Léviathan susceptible d'écraser ses propres auteurs. Il ne se rend pas compte qu'une absorption totale et de caractère très émotionnel dans l'activité politique collective est faite pour supprimer toute vie privée; que l'ivresse de la multitude rassemblée peut exercer une pression des plus tyranniques; que l'extension de l'activité politique dans tous les domaines de l'intérêt et de l'entreprise humaine, et le fait d'interdire à toute démarche fortuite et empirique de se développer, sont le meilleur moyen d'aboutir au totalitarisme. La liberté est plus en sûreté dans les pays où la politique n'a pas une importance primordiale, et où il existe de nombreux secteurs d'activité privée et collective apolitique ; bien que la démocratie pure y soit moins pratiquée que dans ceux où la politique recouvre tout, et où le peuple tient une assemblée permanente.

Car il arrive à vrai dire chez ces derniers que le peuple, tout en ayant l'air d'être absorbé par l'élaboration de la volonté nationale - ceci dans la joie et la plénitude - accepte et souscrive à quelque chose qui lui est présenté comme l'unique vérité, en croyant choisir librement. Ce qui est contenu en fait dans l'image que donne Rousseau du peuple voulant la volonté générale. Le sentiment de joie collective est sujet à la lassitude émotionnelle. Il fait bientôt place à un comportement apathique et mécanique.

Rousseau répugne beaucoup à reconnaître la volonté de la majorité, ou même la volonté de tous, pour la volonté générale. Il ne dit pas pour autant à quels signes on pourrait reconnaître, la volonté générale. Qu'une chose soit voulue par le peuple n'en fait pas l'expression de la volonté générale. La multitude aveugle ne sait pas ce qu'elle veut, ni ce qui lui est bon. « De lui-même, le peuple veut toujours le bien; mais, de lui-même, il ne le voit pas toujours. La volonté générale est toujours droite, mais le jugement qui la guide n'est pas toujours éclairé. Il faut lui présenter les objets tels qu'ils sont, quelquefois tels qu'ils doivent lui paraître. »[1]

 

d) La volonté générale en tant que but.

 

La volonté générale revêt ainsi le caractère d'un but et, en tant que tel, peut se définir en fonction d'une idéologie politico-sociale; c'est le but prédéterminé vers lequel nous tendons irrésistiblement, le seul vrai but, que nous voulons, ou que nous voudrons, bien qu'il se puisse que nous ne le voulions pas encore, à cause de la lenteur de notre compréhension, de nos préjugés, de notre égoïsme ou de notre ignorance.

Dans ce cas, la notion de peuple en vient naturellement à ne plus recouvrir que les individus qui s'identifient à la volonté générale et à l'intérêt général. Les autres ne font pas vraiment partie de la nation. Ce sont des étrangers. Cette conception de la nation (ou du peuple) ne va pas tarder à devenir un argument politique puissant. Sieyès affirme ainsi que seul le tiers-état constitue la nation. Les Jacobins restreignent encore l'acceptation du terme, qui ne s'applique plus qu'aux sans-culottes. Pour Babeuf, seul le prolétariat constitue la nation, et pour Buonarrotti, elle n'inclut que les individus formellement admis dans la communauté nationale.

La notion même d'une volonté supposément prédéterminée, non encore devenue la volonté réelle de la nation - l'idée que la nation est encore en enfance, une « jeune nation », selon la terminologie du Contrat social - donne à ceux qui prétendent connaître et représenter la volonté réelle et profonde de la nation, c'est-à-dire au parti de l'avant-garde, toute latitude d'agir au nom du peuple sans se référer à sa volonté véritable.

Ce qui - comme nous espérons montrer plus loin que cela s'est produit - peut prendre deux formes, ou plutôt passer par deux stades : primo, l'acte révolutionnaire, et secundo, la tentative de faire régner la volonté générale. Ceux qui sentent qu'ils sont véritablement le peuple se dressent contre le régime et les hommes qui détiennent le pouvoir, qui ne sont pas du peuple. Du reste, l'acte même d'insurrection, autrement dit la création d'un comité révolutionnaire (ou insurrectionnel), abolit ipso facto non seulement le corps parlementaire qui, d'après Rousseau, est de toute façon un attentat permanent à la souveraineté populaire, mais aussi toutes les lois et institutions existantes. « A l'instant que le peuple est légitimement assemblé en corps souverain, toute juridiction du gouvernement cesse, la puissance exécutive est suspendue, et la personne du dernier citoyen est aussi sacrée et inviolable que celle du premier magistrat, parce que, où se trouve le représenté il n'y a plus de représentant. » Lorsque l'insurrection a triomphé, le peuple véritable - ou plutôt ses dirigeants - devient le législateur de Rousseau, qui « voit toutes les passions des hommes et n'en éprouve aucune », transcende les intérêts particuliers, et forme la « jeune nation » à l'aide des lois qu'il tire de sa sagesse supérieure. Il la prépare à vouloir la volonté générale. Il commence par éliminer les hommes et les influences qui ne sont pas du peuple, et qui ne s'identifient pas à la volonté générale exprimée dans le nouveau contrat établi par la révolution; puis il rééduque la jeune nation pour qu'elle veuille la volonté générale. La tâche du législateur est de créer un nouveau type d'homme, doté d'une mentalité nouvelle, de valeurs nouvelles, d'un nouveau type de sensibilité, libre des instincts, des préjugés et des mauvaises habitudes du passé. Il ne suffit pas de changer la machine gouvernementale, ni même de remanier les classes. Il faut changer la nature humaine, ou, selon la terminologie du XVIIIe, rendre l'homme vertueux. Rousseau représente l'esprit révolutionnaire sous sa forme la plus claire et sous tous ses aspects. Dans le Discours sur l'inégalité, il exprime le sentiment cuisant d'une société qui a fait fausse route. Dans le Contrat social, il pose en postulat un système social seul légitime, qui est un défi porté à la grandeur humaine.

 



[1] Personne ne sait véritablement ce qu'est la Volonté générale, pas même JJ Rousseau. Voici d'ailleurs (en commentaire) ce qu'écrit à ce sujet Marcel de La Bigne de Villeuneuve .



04/03/2008
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