Salon de lecture

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Le Moyen Age, une imposture (J. Heers)

 

Titre:

Le Moyen Age, une imposture

Auteur:

Jacques Heers

Editeur:

Perrin (Col. Tempus)

Date de parution:

2008 (1ère éd. 1992)

 

Après avoir lu ce livre de l’historien médiéviste reconnu, on hésite à écrire « Moyen-âge » sans guillemets… En effet, il montre bien que ce terme ne désigne aucunement une période homogène et obéit plutôt à une volonté de propagande qui ne veut voir dans cette période (qui s’étale sur un millénaire, tout de même !) qu’un âge sombre et « moyen » entre deux âges d’or supposés, l’Antiquité et la Renaissance. Si le propos est donc bien de dénoncer cette distorsion partiale de l’histoire, il n’est pas question de « réhabiliter » le Moyen-âge pour en faire un autre âge idyllique en tous points, ce qui serait aussi ridicule que le présupposé inverse : l’auteur n’adhère pas à la conception linéaire d’un progrès infini de l’humanité mais distingue, en historien, les spécificités propres à chaque période, bonnes ou mauvaises.

La première difficulté réside dans la délimitation de la période : quand doit-on la faire commencer et finir ? Si l’on part du principe que la limite entre Antiquité et Moyen-âge est la chute de l’Empire romain, il est impossible de situer ponctuellement cet événement : en s’appuyant sur l’invasion et l’installation progressive des barbares, on arrive à une longue période, allant des Ier ou IIème siècles, jusqu’aux Vème ou VIème siècles. Si l’on choisit la date de l’abdication du dernier empereur d’Occident, c’est négliger tout l’Empire byzantin, avant d’en reparler quand l’Occident le « retrouve » autour des années 1000… A l’autre extrémité, la « Renaissance » (on notera la lourde connotation intentionnelle du nom, qui ne s’est imposé qu’au XIXème siècle…) parait tout aussi floue : on a bien essayé de trouver des dates emblématiques comme 1453 (fin de la guerre de Cent Ans, prise de Constantinople par les Turcs) ou 1492 (découverte de l’Amérique par Christophe Colomb), mais aucune ne marque un véritable avènement de la modernité. La mise en avant exclusive du courant artistique et littéraire de la Renaissance italienne, qui se manifeste entre les XIVème et XVIème siècles, occulte toutes les périodes précédentes d’effervescence culturelle, comme celle de Charlemagne ou encore le XIIème siècle en France, par exemple. De même, décrire les « guerres d’Italie » de 1490-1500 comme l’événement fondamentalement novateur pour les échanges culturels, c’est faire peu de cas de la présence française en Italie, que l’on peut faire remonter à la fin du XIIIème siècle. Enfin, ce mouvement italien est essentiellement idéologique et chauvin : s’il se manifeste en art par l’adoption de canons plus naturalistes qui tournent le dos à l’importance des symboles qui avait cours auparavant (cf. le livre de Paul-Georges Sansonetti, Chevaliers et Dragons, Editions du Porte-Glaive, 1995), il se singularise moins par un retour désintéressé à l’Antiquité romaine (comme l’a montré Sylvain Gouguenheim dans Aristote au Mont Saint-Michel, les périodes médiévales antérieures n’ont jamais tourné le dos à l’Antiquité grecque et latine) que par l’affirmation d’une spécificité propre qui s’oppose aux cultures « barbare » du Nord et « grecque » de Byzance. Car, si en politique la modernité se caractérise par un repli national autour d’Etats émancipés du pouvoir spirituel qui soudait la chrétienté, on doit bien reconnaitre des souverains déjà très modernes, bien que catalogués dans le « Moyen-âge », à commencer par Philippe le Bel. La « Renaissance » est donc bien difficile à définir et le concept n’a été créé que pour accréditer la thèse d’une rupture avec les âges sombres qui précèdent.

La première idée reçue sur le Moyen-âge, martelée dès notre enfance jusqu’à la caricature, concerne l’organisation féodale et les droits seigneuriaux, symboles de pouvoirs arbitraires (et non arbitraux !) et tyranniques. Cette présentation est faite pour nous convaincre, sans discussion possible, que la panacée réside dans une centralisation administrative et politique. Et pourtant… Une très rapide analyse pourrait nous faire douter de cette évidence quand on considère d’une part que les différents péages et taxes sont toujours bien plus lourds et implacables quand ils sont perçus par un Etat et son armée de fonctionnaires, que quand ils peuvent être contournés ou négociés dans le cadre d’un bien commun local, et que d’autre part, en conséquence, les taux de prélèvement au Moyen-âge n’ont jamais pu atteindre les niveaux de ponctions fiscales, directes ou indirectes, ayant cours aujourd’hui ! (Voir à ce sujet la réflexion de Matteo Liberator sj…) Cette propagande antiféodale trouve son origine dans l’Ancien Régime, chez les thuriféraires de la monarchie absolue, avant d’être reprise avec brio (voire avec quelques fantaisies) par les pamphlétaires des « lumières ». Ces deux courants conduisent naturellement à l’inénarrable nuit du 4 août, essentiellement dirigée contre la propriété rurale au profit d’un renforcement de l’Etat et des villes. Par la suite, cette vision manichéenne de l’histoire règne sans partage et sans grand souci de rigueur scientifique dans toutes les publications du XIXème siècle pour l’édification de la jeunesse, jusqu’à l’éducation normalisée qu’impose Jules Ferry.

Cette lecture amène évidemment son lot d’anachronismes et de simplifications outrancières… Par exemple, c’est la transposition des caractéristiques de la noblesse de la fin de l’Ancien Régime, sclérosée et irrémédiablement figée, qui empêche de voir que, sur la majeure partie du Moyen-âge, cette caste reste assez fluide et marquée par des ascensions aussi courantes que les déchéances. La dichotomie réductrice entre ces « privilégiés » d’une part et le « peuple » indifférencié d’autre part ne rend absolument pas compte de la diversité de la société médiévale. L’assimilation de tous les paysans à des serfs fait l’impasse sur l’évolution du servage, qui avait diversement cours au Haut-Moyen-âge selon les régions, vers des systèmes de fermage ou de métayage, garantissant une meilleure gestion, voire d’émancipation pure et simple de paysans qui cultivaient des terres gagnées sur la nature. Si bien qu’à la fin du Moyen-âge, loin de dépendre tous servilement d’un seigneur, les paysans occupent, avec une mobilité bien plus aisée et habituelle qu’on ne le pense généralement, un spectre très large allant du propriétaire de son lopin de terre au locataire (indélogeable contre son gré !), en passant par les ouvriers et exploitants de grands domaines (résurgence d’une époque antérieure à la féodalité), dont beaucoup appartiennent à des bourgeois enrichis. Et l’on n’est pas au bout de nos surprises quand on apprend que le recours à la main-d’œuvre servile a survécu, plus que dans le servage rural, dans l’esclavage domestique des villes bourgeoises du Midi méditerranéen, notamment italiennes !

N’épargnant vraiment aucun mythe, l’auteur minimise la portée du « mouvement communal », sensé préfigurer rien moins que la démocratie, voire la révolution par la lutte des classes… S’il est vrai que ce mouvement a pu donner naissance à de véritables « aristocraties bourgeoises » dans les villes marchandes du nord de l’Europe ou de l’Italie, ces libertés ont été concédées, le plus souvent à la faveur d’alliances heureuses dans des luttes entre partis nobles. Ailleurs, il s’est manifesté très diversement selon les spécificités géographiques et culturelles locales et, chronologiquement, les communes rurales, composées de paysans et petits artisans et non de bourgeois, ont largement précédé les grandes villes dans l’obtention de chartes garantissant une certaine autonomie. De plus, loin de constituer la manifestation d’une lutte contre les seigneurs, ces chartes ne semblent être que la formalisation de pratiques antérieures de sociétés rurales qui se sont organisées en même temps que la seigneurie, sous l’impulsion de l’Eglise et des confréries. Ainsi, à la fin du Moyen-âge, de nombreuses communes villageoises disposaient des droits et pouvoir d’organiser les travaux ruraux, associant le seigneur pour ses propres terres. Alors, que reste-t-il de cet air de liberté qu’on était sensé respirer dans les villes ? Et bien, à l’analyse, pas grand-chose, semble-t-il… Car les maitres bourgeois, qui créent aussi de véritables dynasties héréditaires, imposent une tyrannie encore plus insupportable, empoisonnée par une guerre continuelle entre partis. Au final, la supposée complète dichotomie entre milieux rural et urbain s’efface devant une réelle symbiose entre des zones parfaitement perméables et interdépendantes. On est encore loin de nos mégalopoles actuelles séparées de leurs campagnes avoisinantes et qui ne doivent cette « autonomie » qu’à des flux logistiques toujours plus complexes et lointains (à titre d’exemple, je vous laisse imaginer les conséquences pour Paris d’un blocage de Rungis…).

Autre tare, et non des moindres, reprochée au Moyen-âge, c’est l’obscurantisme imposé par sa religion chrétienne. Et en ce domaine, les bobards les plus grossiers ont encore de beaux jours devant eux, comme en témoigne cet homme politique (je crois que c’était Rocard) qui déclarait vers 1990 sans sourire que l’Eglise n’avait aucune leçon à donner puisqu’elle avait attendu le Concile de Trente (XVIème siècle !) pour reconnaitre que les femmes avaient une âme… Le plus stupéfiant dans cette anecdote est moins l’imbécillité du propos, ne serait-ce qu’en regard de toutes les saintes vénérées au Moyen-âge, à commencer par la Sainte Vierge, que la réceptivité dont il peut bénéficier : cela parait tellement plausible à nos contemporains que personne ne songe à analyser le fait qui, déformé, aboutit à une telle énormité. La manipulation est pourtant grossière… Tous les moindres débats dans un concile sont consignés par écrit. Or, au cours de celui-ci, un évêque allemand, qui maitrisait manifestement mal le latin, a demandé si, en utilisant l’expression « l’âme des hommes » (hominem), on n’excluait pas les femmes. Ce à quoi on lui a répondu que le mot hominem désignait l’espèce humaine dans son ensemble, contrairement au mot vir qui désigne l’homme exclusivement masculin, et l’on a rapporté par écrit la réponse selon laquelle hommes et femmes possédaient évidemment une même âme humaine.

Tout le monde sait qu’en ces temps obscurs, l’Eglise maintenait sciemment le peuple dans l’ignorance la plus épaisse… Mais qui sait que les documents d’époque témoignent au contraire d’un corps nombreux de maitres et maitresses d’école majoritairement laïcs, entretenu par l’Eglise ? Une chape de plomb identique entache l’université, sensée interdire toute pensée à l’extérieur d’un cadre très étroit, ce que dément le goût des joutes oratoires ou encore la construction même de la Somme Théologique de saint-Thomas d’Aquin, destinée aux étudiants, qui suppose une érudition bien plus étendue (et structurante !) que la culture moyenne de nos étudiants en philo d’aujourd’hui… Dans le même registre, le mythe de Christophe Colomb qui dut affronter pour son projet l’obscurantisme des clercs et universitaires est également à revoir : ce n’est pas sur la rotondité de la terre, généralement admise, que portaient les critiques mais sur l’erreur de ses calculs qui lui faisaient largement sous-estimer la distance pour joindre l’Asie en partant à l’ouest, ce qui était rigoureusement fondé ! Une autre preuve d’obscurantisme serait la crédulité devant les signes du ciel… Mais c’est oublier un peu vite que c’est en marge de l’Eglise que perdure ce gout pour la divination à partir de la course des astres, jusqu’à notre époque, comme peut en témoigner l’omniprésence des horoscopes dans toutes les publications à grand tirage… A revoir aussi, les fables sans aucun fondement historique, comme l’histoire de la papesse Jeanne… Ou encore l’analyse biaisée de la Croisade des Albigeois ou de l’Inquisition… Car si les guerres de conquête capétiennes vers le Languedoc (Croisade des Albigeois) ou vers Naples et la Sicile 20 ou 30 ans plus tard (guerre présentée également comme croisade) ont donné lieu à d’indéniables scènes de violence, l’analyse courante qui n’en fait porter la responsabilité qu’à L’Eglise fait preuve d’une curieuse indigence… Pourquoi passer sous silence la place des motivations politiques, sinon pour excuser à priori toute tentative d’élargissement du « pré carré », et alors que l’Eglise catholique est la seule religion à avoir clairement distingué le pouvoir temporel du pouvoir spirituel ? Certes, la justification religieuse a été bien utilisée, obtenue par la sympathie politique de papes français, mais l’histoire ultérieure a bien montré que les pouvoirs politiques pouvaient parfaitement s’affranchir de ce prétexte pour mener des campagnes qui n’ont rien à envier en cruauté à ces guerres médiévales (sac du Palatinat, guerres de Vendée, etc.) ! Enfin, la lecture des documents d’époque (comme le Manuel de l’Inquisiteur, de Bernard Gui, édition bilingue « Les Belles Lettres », 1964) renseigne bien davantage sur les procédures de jugement, avant la remise au bras séculier, que les poncifs à seule fin de propagande, tout en apportant quelques surprises…

La dernière « révision » du livre, qui m’a, avouons-le, encore un peu ébranlé dans mes croyances, concerne la condamnation de l’usure par l’Eglise et les princes chrétiens. Certes, les condamnations théologiques (« on ne fait pas d’argent avec le temps, qui n’appartient qu’à Dieu ») ne manquent pas et, comme tout le monde, je pensais que seuls les juifs s’affranchissaient de cet interdit et pratiquaient les prêts à des taux usuraires… Pourtant, il y a un fossé entre ces principes théoriques et leur application car il semble que la prudence politique a imposé de tolérer généralement la pratique du prêt à intérêt. Le cas des riches familles bourgeoises de marchands chrétiens comme les Lombards, les plus célèbres « banquiers » du Moyen-âge, est connu, mais il semble que le prêt à intérêt a été en vigueur, sans aucune poursuite de la part des autorités, beaucoup plus généralement dans toutes les couches de la société, jusque entre les paysans eux-mêmes.

Le coté un peu agaçant de ce livre, c’est que, quand on le referme, toutes nos certitudes laborieusement apprises s’envolent et si l’on veut encore prétendre évoquer cette période, il est absolument urgent de se documenter au préalable et de faire des recherches sérieuses ! Mais, à cette heure où l’on projette de saper ce qui reste de l’enseignement de l’histoire à l’école (notamment en bannissant tout repaire chronologique), il est salutaire de se replonger dans les spécialistes de la discipline…

 

Georges

 

Bibliographie

·         Du même auteur : Un homme, un vote ?, Le Rocher, 2007 ; collaborations dans Mythes et polémiques de l’histoire, Studyrama, 2008

·         Philippe du Puy de Clinchamps, La chevalerie, Que sais-je, 1982

·         Dominique Venner, Histoire et Tradition des Européens : 3000 ans d’identité, éditions du Rocher, 2002

·         Jacques Marseille, Du bon usage de la guerre civile en France, Librairie Académique Perrin, 2006 : ce livre donne un exemple d’une lecture anachronique et orientée de l’histoire, particulièrement criant quand il traite de faits du Moyen-âge, comme la révolte d’Etienne Marcel…

·         Dans ses Notes pour comprendre le siècle, Gallimard, 1941, Drieu La Rochelle part d’une vision originale et très anticonformiste du Moyen-âge, ne transposant pas sur le catholicisme médiéval le « néo-puritanisme » bourgeois du XIXème.

·         René Guénon donne aussi une lecture du Moyen-âge qui sort des sentiers battus, notamment dans La crise du monde moderne, Gallimard, 1946

·         Werner Sombart, Le bourgeois - Contribution à l’histoire morale et intellectuelle de l’homme économique moderne, Payot, 1966 (1ère édition, 1928)

·         Sur l’évolution de la modernité européenne : Julien Freund, La fin de la Renaissance, PUF, 1980

·         Une critique (involontaire ?) des principes modernes de l’Etat : Michèle Alliot-Marie, La République des irresponsables, Odile Jacob, 1999

·         Enfin, dans un style plus drôle, Basile de Koch brocarde avec ironie tous les conformismes dans son Manuel d’inculture générale, Flammarion, 2009

 



18/10/2012
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