Salon de lecture

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Destin français (E. Zemmour)

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Titre:

Destin français – Quand l’histoire se venge

Auteur:

Eric Zemmour

Editeur:

Albin Michel

Date de   parution:

Sept. 2018

 

La parution d’un livre de Zemmour annonce désormais toujours, outre un succès éditorial, une réflexion intéressante qui sort des sentiers battus. Il dépasse ici les 40 dernières années, qui étaient le sujet de son Suicide français, pour chercher plus loin dans l’histoire les racines de cette France, qu’il a appris à chérir sur les bancs de l’école de la République. Bien sûr, on peut ne pas communier avec l'auteur à cette ferveur pour l'État moderne, essentiellement centralisateur et tendanciellement destructeur de toute subsidiarité. Néanmoins, son plaidoyer pour l'histoire emporte nécessairement l'adhésion, ne serait-ce que pour comprendre et anticiper les cycles longs et pour combattre les fossoyeurs de l'identité. Le plan qu’il suit est fidèle au classique cycle vital d’une civilisation : 1/Fondations (maturation du projet civilisationnel), 2/Grandeur (apogée), 3/Vengeance (décadence). Malheureusement, sa connaissance lacunaire de l'immense période du Moyen-âge, limitée aux images d'Épinal véhiculées par la troisième République, lui donne un défaut de perspective. Pour lui, l'histoire qui ne peut être que nationale, ne commence véritablement qu'avec Philippe le Bel. Il ne peut pas voir que cette contestation d'un point fondamental de la chrétienté, à savoir la hiérarchie entre pouvoir temporel et autorité spirituelle, marque la décadence de l'ordre ancien, et l'ère nationale qui en découle n'est pas une ère nouvelle mais ne tient que sur ce qu'il reste des fondations de la chrétienté, en attendant qu'elles s'effondrent toutes, attaquées l'une après l'autre. La difficulté réside en ce que la décadence n'est pas nécessairement exempte de splendeurs matérielles, comme par exemple l'Empire romain qui atteint l'apogée de ses conquêtes territoriales ou de ses savoir-faire techniques, alors que dans le même temps il est en contradiction complète avec les vertus originelles du Sénat romain... Ce Destin français est donc essentiellement l’histoire (moderne et contemporaine) d’une décadence, ce que l’auteur entrevoit lorsqu’il analyse le flot des événements comme un courant inexorable dans lequel se débattent les hommes. Enfin, il utilise aussi l’histoire pour trouver des précédents ou des justifications aux problèmes qui nous occupent aujourd’hui.

 

La rupture de Philippe le Bel, qui consacre l'avènement de l'État-nation moderne contre le modèle de la chrétienté et préfigure le gallicanisme, est donc objectivement présentée. A partir de là, l’État va évoluer vers une centralisation de plus en plus aboutie et va s’imposer de manière autonome, sans aucune autorité régulatrice supérieure (jusqu’à ce que les Droits de l’Homme remplacent l’autorité du Magistère de l’Église, bien sûr…). Ainsi, en politique extérieure, la France fera preuve d’un machiavélisme constant contre les Habsbourg, régime impérial catholique, de l'Alliance impie de François 1er avec les Turcs au soutien des royaumes protestants pendant la guerre de Trente ans. Zemmour résume bien le passage du Moyen-âge aux époques moderne et contemporaine en disant à propos de Richelieu : «il impose peu à peu la notion de "bien de l'État" qui récupère l'idée chrétienne de "bien commun" et prépare l'avènement de la formule laïcisée "d'intérêt général"» (page 174). Avec l'irruption du protestantisme, force est de constater que ce totalitarisme français, jusqu'à ce qu'il prenne le catholicisme pour cible en 1789 puis avec les anticléricaux républicains, reste plus efficace pour éradiquer l'hérésie à domicile (cf. le siège de La Rochelle) que l'Empire, d'essence fédérale et respectueux des subsidiarités…

Zemmour voit bien qu’à travers la monarchie de droit divin du roi Soleil, c’est l’Etat qui est divinisé : «C'est encore un paradoxe français du Grand Siècle: un monarque de droit divin, mais qui tient sa couronne directement de Dieu, et non de l'Église, va accoucher de la divination de l'État, qui peu à peu s'émancipera de la figure tutélaire du monarque» (page 189). Il voit bien la succession chronologique du Grand Siècle et de la décadence du siècle des "Lumières", détaillée notamment dans son chapitre sur Voltaire. Cependant, obnubilé qu'il est par la splendeur du roi Soleil, il ne veut y voir aucun lien de causalité. Rousseau trouve grâce à ses yeux parce qu'il a encore une certaine idée de patriotisme mais cette idée, loin d'être enracinée, repose sur une abstraction, celle de la volonté générale. Zemmour prête à la nation ainsi définie le caractère politique schmitien de définition de l'ennemi mais semble ignorer l'artificialité d'une telle définition de la nation: après avoir forcé des peuples, aussi différents que le breton, l'alsacien, l'italo-varois ou le basque, à se fondre dans une même nation au nom de la Fraternité, troisième terme nécessaire de la trilogie républicaine, qu'est-ce qui empêche logiquement de prolonger jusqu'à la fraternité universelle? Puisque «le patriotisme de la France n'est ni dans la communauté de langues ni dans la communauté des frontières, encore moins dans la communauté du sang, mais dans celle des idées» (page 293), c’est bien la dérive universaliste de l'idée de patrie, déjà contenue en germe dans l'idéologie révolutionnaire, qui prévaudra, comme l'a montré Jean de Viguerie dans son magistral essai, Les deux patries.

 

Les jalons de cette descente inexorable sont bien recensés et donnent la direction : «on est passé d'une société d'ordres au pluriel à une société d'ordre au singulier. […]La raison individuelle s'affirme au détriment de la sociabilité holiste de l'Ancienne France» (page 199). Puis vient le déclin inévitable de l’aristocratie et l’abandon complet de ses valeurs, supplantées et remplacées par celles de la bourgeoisie. Enfin, la Révolution prolonge naturellement la monarchie en remplaçant le roi pas la Nation. Zemmour va jusqu’à affirmer que «Richelieu n'aurait pas été dépaysé au sein du Comité de salut public» (page 288). Il a cette analyse intéressante de la Révolution, vue comme un mouvement impétueux et autonome, que même les chefs apparents comme Robespierre ne font que subir et tenter de canaliser. C’est la "marche du Progrès", qui conduira aux totalitarismes du XXe siècle et à la mondialisation capitaliste déshumanisante, qui «n'est rien d'autre qu'une unification et une uniformisation par le droit et le marché de tous les peuples du monde» : «(Soljenitsyne) a compris que le capitalisme et le communisme étaient les deux faces d'un même projet matérialiste qui fait fi des identités et les racines, des croyances et des fois. Il a saisi la perversité profonde de notre modernité...» (page 305). Cette dynamique de la décadence est également bien vue à travers ce commentaire de "la grande illusion", le film de Renoir: «la société libérale puise à pleines mains dans les valeurs communes aux sociétés chrétiennes, aristocratiques et ouvrières; mais elle les dilapide et ne les renouvelle pas. La République laïcise les valeurs chrétiennes en les détruisant au nom de la liberté de l'individu et du progrès de la raison» (page 447).

Dans ce torrent de l’histoire, des hommes ne peuvent plus que tenter de se maintenir en louvoyant, comme Napoléon qui réussira une réhabilitation éphémère des apparences de l’Ancien Régime. C’est aussi le rôle attribué et à Pétain, et à De Gaulle : au-delà de la classique allégorie du glaive et du bouclier, Zemmour fait une comparaison iconoclaste mais séduisante entre leurs rôles respectifs pour faire entendre la voix de la France après le cataclysme de 1940, auprès des Allemands pour l'un et des Américains pour l'autre (page 540). A l’inverse, certains tenteront, sans succès, d’aller à contre-courant… C’est le cas de la Fronde, dont il n’est curieusement fait aucune mention. La révolte vendéenne et les différentes chouanneries sont rapidement résumées dans le chapitre sur Charette, moyennant quelques approximations historiques, comme la citation de Napoléon page 301, qui n'avait pas pour objet Charette mais les vendéens dans leur ensemble lors de la virée en Galerne. Zemmour fait un bon et honnête récit de l'affaire du drapeau blanc avec le comte de Chambord. C'est assez rare pour être souligné! Au-delà de cette malheureuse affaire de tissus, qui se résume à une maladresse du comte de Chambord exploitée par les républicains et bien résumée ici, le panorama des forces politiques en présence et de leurs évolutions est bien présenté. Car sur le plan social, il ne faut pas oublier que les Républicains sont alignés derrière le conservatisme bourgeois d'un Thiers, responsable de l'extermination de la Commune. À l'inverse, les monarchistes catholiques ont des préoccupations sociales bien plus avancées avec des théoriciens comme la Tour du Pin ou Albert de Mun. Mais les monarchistes sont divisés entre les légitimistes, derrière le comte de Chambord, et les orléanistes, qui soutiennent le comte de Paris, fils de Louis-Philippe, avant d'être ralliés aux républicains. Cette division sera la raison de leur échec puisque Mac-Mahon, orléaniste au pouvoir dans la République, préférait attendre la mort du comte de Chambord sans héritier pour restaurer une monarchie à son goût. À ce sujet, je ne résiste pas à l'envie de rappeler l'épigramme de Victor Hugo, auteur qui n'est habituellement pas dans mes références:

                        Mac Mahon, tant de fois vaincu,

                        Es-tu donc avide de gloire

                        Au point de jouer dans l'histoire

                        Le même rôle que Monck eut?

Finalement, cette République "sans républicains" va poursuivre sa finalité propre et se remplir progressivement de républicains. Même la Prusse soutient la République pour éviter la restauration d'une monarchie catholique. Car Bismarck partage avec les républicains cette aversion pour l'Église catholique, qui pourrait rapprocher la France de l'Empire austro-hongrois.

Faute de principes vraiment stables, Zemmour ne peut donc qu'admirer des hommes ou des courants qui réagissent pragmatiquement, comme Robespierre ou Napoléon. Ce relativisme est prolongé et développé dans le chapitre sur Monte-Cristo pour expliquer la guerre civile permanente et insoluble dans cette France contemporaine. À l'inverse de ses idéaux nationaux affichés, l’auteur voue aux gémonies toutes les prétentions nationales concurrentes à la française, principalement anglaise et prussienne (puis allemande), mais au nom de quoi, sinon de cette inexplicable prééminence inconditionnelle et indiscutable de la France? Dans le chapitre sur Clemenceau, la faillite de la paix de 1919 et les arrière-pensées américaines sont assez bien vues mais la mauvaise foi nationaliste de l'auteur (frisant le chauvinisme) nuit à la démonstration, comme par exemple lorsqu'il déclare que «en 1914, (les Allemands) avaient déjà décidé d'ouvrir les hostilités en soutenant l'Autriche-Hongrie après l'attentat de Sarajevo» (page 457) : en effet, il semble plutôt qu'en 1914, le jeu des alliances étant alors parfaitement connu, c'est plutôt la France maçonnique qui aurait allumé le feu en soutenant le petit État terroriste serbe contre l'Empire Habsbourg, catholique et haï.

 

Si la conception de la nation n'a pas une base raciale ou ethnologique, elle doit donc nécessairement se justifier par un idéal tendant vers un universalisme. La référence ultime de cette recherche existentielle, pour la Troisième République à l'époque de la revanche, réside dans la conférence de Renan, "Qu'est-ce qu'une Nation?", bien disséquée ici. L'existence d'une nation reposerait d'abord sur un héritage commun qui créerait une unité et entraînerait un consentement pour le perpétuer. Dans la réalité, les deux bouts du raisonnement se sont montrés difficilement conciliables: alors que l'effondrement des empires européens a donné naissance à une myriade d'États ethniquement homogènes, la France a fini par rejeter résolument tout héritage pour ne garder qu'une version caricaturale d'un "vivre-ensemble", exclusivement actuel. Le côté factice de cette conception apparaît aussi dans le mépris pour l'histoire, ou plutôt dans l'annexion de celle-ci par une propagande utilitaire et pas nécessairement vraie.

Éric Zemmour assume parfaitement cet asservissement de l’histoire et, en la racontant au prisme de l'actualité, il prend le risque de l'anachronisme. C'est moins grave quand il parle des invasions arabes au Moyen-âge que quand Jean-François Kahn persiste à voir toute l’Antiquité sous l’angle de l’opposition droite/gauche (voir par exemple le livre l'invention des Français) car, n'en déplaise à une certaine doxa marxiste, le conflit des civilisations reste plus constant et pérenne que les conflits sociaux. De même dans le chapitre sur Catherine de Médicis, le parallèle entre l'actuel risque d'islamisation et la subversion huguenote est assez bien vu, l'attitude modérée de tolérance à l'égard de la religion réformée (écornée par le débordement incontrôlé de la Saint-Barthélemy) étant assimilée à celle d'une société qui n'ose affirmer son identité. En revanche, sa relation de l'épisode johannique comparé à la situation de la France en 1940, qui rappelle Michelet par sa verve romantique et exaltée, reste plus discutable en prêtant aux personnages historiques des intentions d’un autre contexte, d’une autre époque… L’assimilation de la guerre totalitaire contemporaine à la croisade ou aux guerres justes du Moyen-âge ou de l’époque moderne est également viciée en ce qu’elle cache toute la partie morale des secondes, que la première a perdue, ne serait-ce qu’à cause du relativisme précédemment décrit, qui fait de tout but de guerre national un absolu…

Zemmour résume, dans le chapitre sur James de Rothschild, cette particularité française de l'antisémitisme de gauche, bien développée dans le livre de Marc Crapez, la gauche réactionnaire. Cela s'explique par la faible industrialisation française: là où existe un vrai prolétariat (Angleterre ou Allemagne), les classes populaires s'en prennent directement à leurs patrons ou leurs bourgeois alors qu'en France, elles sont en lutte contre l'État et ses financiers, principalement juifs. Enfin, le livre s’achève sur l’impossible assimilation des Musulmans : sans jamais nommer le décret Crémieux qui donnait en Algérie la nationalité française aux seuls juifs et non aux musulmans, Zemmour affirme que ce sont les Arabes qui, sous la pression de leurs imams, ont alors refusé cette naturalisation pour rester fidèles à leurs principes religieux (charia). Manquant d'éléments sur les discussions préalables et l’application dudit décret pour confirmer ou infirmer cette thèse, je suis preneur de tout argument, voire des débats que ça pourrait alimenter dans les commentaires qui suivent…

 

Georges

 

Complément documentaire

(Les liens hypertextes suivants renvoient soit à une fiche déjà présente sur ce blog, soit au livre sur Amazon, où j’ai déjà écrit un commentaire de lecture plus ou moins long sous le pseudonyme "le_fauconnier". Si certains de ces commentaires peuvent susciter des discussions, faites-le moi savoir, que je les rapatrie sur ce blog.)



19/11/2018
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