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Les guerres bâtardes

Titre:

Les guerres bâtardes

Comment l’Occident perd les batailles du XXIe siècle

Auteur:

Arnaud de la Grange et Jean-Marc Balencie

Editeur:

Perrin

Date de parution:

Mars 2008

 

Ce début de XXIème siècle laisse apparaître une rupture stratégique fondamentale, avec ce que certains appellent les guerres de 4eme génération (G4G). Cette dénomination fait référence à une partition de l’histoire militaire moderne en 4 phases : la première, caractérisée par la manœuvre d’armées massives à la puissance de feu relativement faible, trouve sa parfaite réalisation dans les guerres napoléoniennes ; la deuxième, qui donne une priorité au feu en profitant de l’évolution technologique industrielle, est illustrée par les postures défensives meurtrières de la Première Guerre Mondiale ; la troisième privilégie le mouvement, comme dans l’application du Blitzkrieg dans la campagne de France en 40 ; enfin, la quatrième que l’on voit se dessiner sous nos yeux, et qui privilégierait le harcèlement tout en tirant parti des possibilités de la révolution de l’information, comme des contradictions de nos sociétés occidentales, dans le but d’éroder la détermination de l’ennemi. Ce découpage peut paraître quelque peu académique et artificiel, en négligeant notamment le chamboulement idéologique majeur de la Révolution Française qui a impliqué les sociétés intégralement dans la guerre, ainsi qu’en conférant une nouveauté absolue à cette stratégie dégradée de contournement de la puissance, qui fait peu cas des précédents historiques de guerres de partisans (à commencer par les résistances nationales aux invasions napoléoniennes, en Espagne(*) comme en Prusse, où Clausewitz a parfaitement assimilé et conceptualisé cette nouvelle dimension totalitaire de la guerre, « prolongement de la politique par d’autres moyens »). Néanmoins, l’étude de la nature de ces nouveaux conflits reste très intéressante, ne serait-ce que pour comprendre la stratégie de contournement de puissance aujourd’hui, et pour mettre en lumière la nécessité pour les puissances occidentales d’une pragmatique adaptation, opposée à tout aveuglement théorique.

De l’Afghanistan à l’Irak, en passant par la courte (33 jours) mais très révélatrice campagne israélienne contre le Hezbollah au Sud-Liban à l’été 2006, ces conflits mettent aux prises d’une part les puissances occidentales, essentiellement l’américaine (même en cas de participations autres, la conduite américaine des opérations reste incontestée), à la supériorité conventionnelle disproportionnée, et d’autre part, des insurrections très motivées, capables de soutenir un affrontement de longue durée, et de faire preuve d’une innovation redoutablement efficace. Loin de récolter les dividendes de la paix après la guerre froide, les Etats-Unis doivent faire face au ressentiment des autres peuples contre l’interventionnisme occidental et sa prétention hégémonique. Sur le terrain, cette contestation s’incarne dans la nouvelle figure de « l’insurgé innovant ». On le trouve aujourd’hui principalement dans le monde musulman, mais l’islamisme (ni même l’islam !) n’en est pas une  caractéristique essentielle et seule la propagande réductrice américaine de « global war against Terror » nous cache ses possibles incarnations protéiformes : rien ne peut nous assurer que ce schéma ne va pas se généraliser quand les pieds d’argile du colosse seront découverts… Car si les Américains ont remporté rapidement leurs premières batailles (éviction des talibans de Kaboul, chute du régime de Saddam Hussein), ils ont complètement buté sur la mission de pacification, rebaptisée avec mépris par eux « opérations autres que la guerre » (OOTW : operation other than war). Or, cette phase constitue désormais le véritable cœur de ces nouvelles guerres ! En effet, les supériorités militaires technologiques n’étant pas directement contestables, le « faible » attaquera le moral de l’adversaire dans la durée, en lui interdisant d’achever vraiment sa victoire par une paix incontestable… Puisque la méthode, pourtant éprouvée, des tapis de bombes et autres « tables rases » est désormais à éviter, en raison des possibles répercussions médiatiques des dommages collatéraux, la puissance qui ne peut gagner les cœurs se voit contrainte de rester, en endurant des pertes qui peuvent se révéler insupportables !

Pour mener ce type de combat, les guérillas révolutionnaires, structurées et hiérarchisées, ont fait place à « l’insurgé innovant », caractérisé par une organisation en réseaux, minimaliste et insaisissable, et qui se fond dans les populations urbaines. L’innovation s’illustre aussi à travers l’armement, rarement sophistiqué, toujours adapté au terrain et relativement économique. C’est, comme en Irak, le règne des IED (Improvised Explosive Device, engin explosif artisanal), contre lesquels les Américains investissent des sommes colossales dans des programmes de protection (blindages supplémentaires, moyens de brouillage pour empêcher les mises à feu à distance par téléphones portables, etc...). Le but de cette stratégie est de maintenir le chaos pour déconsidérer, aux yeux de la population, les vainqueurs et leurs éventuels projets, tant en terrorisant ces mêmes populations qu’en sabotant la reconstruction d’infrastructures civiles. Au résultat, quand les Américains, au lieu de tenir la rue en Irak, sanctuarisent leurs zones entourées de check points et n’interviennent que le moins possible dans le marasme extérieur, quand ils ajoutent à leurs pertes humaines (même si elles sont moins importantes que les pertes civiles locales !) la flambée des coûts qui leur est imposée pour contrer un ennemi rustique et insaisissable, il y a tout lieu de penser que cette stratégie de démoralisation peut aboutir… Car la réponse américaine, exclusivement militaire et technique, s’avère non seulement extrêmement coûteuse mais surtout parfaitement inadaptée : il semble en effet impossible de faire l’économie d’une « ingénierie sociale » pour pacifier, reconstruire et reprendre en mains les populations locales, sous peine de favoriser autrement un environnement favorable à des activités criminelles (trafics, kidnapping, détournements de fonds…) qui renforceront les insurrections et accentueront le chaos. Au lieu de ça, sur les 127 « opérations de pacification » menées en Irak entre mai 2003 et mai2005, seulement 6% ont été dédiées à la création d’un environnement de sécurité pour les populations. Ajoutez à ça « l’insensibilité culturelle » des officiers américains, la sous-traitance à large échelle à des sociétés militaires privées (deuxième contingent en termes d’effectifs en Irak), les projets hypocrites de reconstruction qui servent les intérêts américains mais dont les populations locales ne voient pas forcément les retombées, et vous comprendrez la portée de la « révolution » du général Petraeus qui a décrété, en prenant le commandement des forces en Irak en 2007, que le but était désormais de « gagner les cœurs », en renouant le contact avec les populations ! Une même volonté de contrôler, et non plus seulement d’occuper un territoire, semble progresser également en Afghanistan…

C’est que ce retour à des classiques comme Lawrence d’Arabie ou des Français comme Galula ou Trinquier n’est pas naturel aux Américains, loin s’en faut ! Leur rapport à la guerre est très particulier et assez étranger aux conceptions européennes. Ne nous y trompons pas : ce n’est absolument pas le seul fait des néo-cons !... Tout d’abord, l’insularité et le messianisme (le plus souvent prêché par les démocrates, moins tentés que les républicains par l’isolationnisme : « la démocratie américaine, lumière du monde »…), caractéristiques des Etats-Unis, les prédisposent au manichéisme. La guerre étant inconcevable sur leur territoire (d’où le traumatisme du 11 septembre !), ils ne peuvent l’envisager que lointaine et contre un ennemi diabolique (l’axe du mal…) qui s’en prend au pur idéal américain… C’est confondant de voir avec quelle naïve bonne conscience les soldats américains participent en Irak à la « débaassification », pour le bien de ces autres peuples, comme jadis ils dénazifiaient ! Le corollaire de ce rapport à la guerre est une large autonomie accordée aux militaires dans la conduite de la guerre : tant qu’elle est moralement justifiée, totale et rapide, la guerre ne regarde pas le politique et ne reste qu’une affaire de techniciens. Autrement dit, c’est la tactique qui commande, sans vraie ligne directrice stratégique supérieure définie. Revers de la médaille : certains accommodements avec la morale (comme sur la torture) au nom d’efficacité immédiate peuvent, si le conflit s’éternise, s’avérer catastrophiques en termes stratégiques d’image, tant auprès des nations amies que de l’opinion américaine elle-même, qui peut aller jusqu’à douter qu’elle est bien dans le camp du Bien… [A ce sujet, il était très amusant de voir les premières « mesures » prises en fanfare par Obama dès le lendemain de son investiture, concernant l’interdiction de la torture en Irak et la fermeture de Guantanamo : véritable nécessité politique, il s’attribuait ainsi les lauriers de l’action, même pas de son prédécesseur politique, mais des militaires eux-mêmes, qui avaient commencé leur aggiornamento avec la nomination de Petraeus, dernière carte de Georges W. Bush pour éviter un désastre complet en Irak…] Car les Américains ont expérimenté (ce à quoi ils ne s’attendaient pas !) que la supériorité matérielle, industrielle et technologique ne suffisait pas nécessairement à garantir la victoire, que l’emploi excessif voire indiscriminé de la force pouvait être contre-productif en faisant le lit du terrorisme, enfin que les islamistes, en poussant les Américains dans leurs contradictions éthiques, pouvaient gagner la guerre du sens… Voilà qui guide l’adaptation théorique que les Américains ont entreprise, en se replongeant dans les classiques européens. Soyez patients ! Peut-être qu’ils finiront par comprendre que les guerres de démocratisation de part et d’autre du globe ne sont pas (ou plus) une hypothèse viable pour eux…

 

Georges

 

 

(*) : dont traite un livre tout récemment paru : Arturo Pérez-Reverte, Un jour de colère, Le Seuil, 324 p., 22€

 

 

Bibliographie :

 

- Des mêmes auteurs : Mondes rebelles, Michalon, 1996

- David Galula, Contre-insurrection – Théorie et pratique, réédition Economica, 2008, avec une préface du Général David H. Petraeus, nommé à la tête des forces américaines en Irak en 2007, ce qui n’est pas anodin !

- Alain de Benoist, Carl Schmitt actuel

- Guillaume Faye, Le Coup d’Etat mondial – Essai sur le Nouvel Impérialisme Américain, l’Æncre, avril 2004

- Paul Kennedy, Naissance et déclin des grandes puissances, Payot, 1991, sur la conception américaine, essentiellement matérialiste de la puissance

- Dominique Venner, Le siècle de 1914, sur l’idéologie américaine à l’œuvre dans le XXème siècle

- François Burgat, L’islamisme à l’heure dAl Qaida, juste pour essayer d’appréhender les choses du point de vue d’en face…



26/03/2009
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