Salon de lecture

Salon de lecture

L’islamisme à l’heure d’Al Qaida

 

Titre:

L'islamisme à l'heure d'Al Qaida

Réislamisation, modernisation, radicalisations

Auteur:

François Burgat

Editeur:

La Découverte

Date de parution:

Octobre 2005

 

Ecrit par un incontestable spécialiste du monde musulman contemporain, ce livre semble incontournable pour quiconque veut se faire une idée sur l'islamisme, un tant soit peu étayée et au-delà de toutes les simplifications caricaturales des media. L'auteur analyse le cheminement qui nous mène à l'islamisme actuel selon 3 étapes : un ré-enracinement dans l'islam pour affirmer son altérité face aux puissances coloniales, qui avaient dépossédé ces peuples de leur culture, au nom d'une « modernité universelle » qu'elles incarnaient ; les désillusions de la décolonisation qui n'a pas tenu les promesses de la modernité ; enfin, la radicalisation sectaire qui répond à l'hypocrite domination américaine, si peu universaliste dans les faits.

Loin des discours simplistes et binaires qui voudraient voir le référentiel occidental (libéral, laïciste, etc.) comme l'incarnation exclusive de la modernité, face à la « barbarie moyenâgeuse » de toute autre référence, les artisans du retour au lexique musulman, comme Malek Bennabi en Algérie, sont imprégnés de la philosophie postcartésienne et veulent simplement prétendre à la même universalité par le biais de leur culture musulmane. Certes, le retour au religieux n'est pas la justification exclusive de la décolonisation et l'on connaît les deux courants principaux du nationalisme « ethnique » et du socialisme « anti-impérialiste », mais ces derniers s'imprègnent tout autant de l'idéologie occidentale ou de son alter ego soviétique, et bon nombre des premières générations islamistes sont passées par eux avant de revenir aux sources religieuses de l'islam.

Ce retour à un système symbolique « islamique », donc endogène, constitue la « deuxième temporalité de l'islamisme ». Il est désormais dirigé non plus directement contre les puissances coloniales, mais contre les « Pinochet arabes » qui, ayant pris le pouvoir après la décolonisation, n'ont pas poursuivi l'émancipation par rapport à l'occident jusqu'à la sphère culturelle, et sont restés objectivement les alliés et protégés des puissances occidentales. Alliés, ils le sont idéologiquement par leurs professions de laïcisme, économiquement par leur collaboration notamment pour la fourniture de pétrole, et protégés, ils le sont malgré la dérive autoritariste de la majorité des pays arabes et leur mépris pour les « droits de l'Homme », dont l'application ne vaut apparemment que pour les occidentaux… et peut-être aussi pour quelques pays qui ne donnent pas suffisamment de gages de docilité (n'est-ce pas, Saddam ?). Car, pour souligner l'ambivalence du discours occidental, on peut admettre avec François Burgat que, malgré la double légitimité populaire et religieuse des autorités iraniennes, les principes démocratiques y sont toujours mieux respectés là qu'en Algérie, Tunisie ou Egypte… Interdits presque partout de représentation politique, après la persécution - qui a fait école - des Frères Musulmans par Nasser, les islamistes se refugient dans la clandestinité ou dans des actions purement sociales…

Jusqu'à la radicalisation de la troisième phase, qui apparaît au début des années 90... Leur retour au politique se fait alors en dépassant leurs cadres nationaux étroits pour s'attaquer aux racines du mal, à savoir les puissances occidentales dont, en premier lieu, les Etats-Unis et leur soutien inconditionnel à Israël. Face aux promesses non tenues de démocratisation des pays arabes, à l'internationalisation de la politique de sécurité des Etats-Unis, rendue encore plus insupportable et hégémonique par la disparition de son concurrent soviétique, et en solidarité avec le sort réservé aux Palestiniens, tous les ingrédients sont réunis pour l'émergence d'une idéologie transnationale de résistance islamique ! Le rôle de catalyseur de l'Afghanistan (mais aussi de l'Ex-Yougoslavie et de la Tchétchénie…), notamment pour la cellule « Al Qaida », est bien connu : de nombreux moudjahidines y ont fait leurs premières armes dans un remake des Brigades Internationales avec, dans un premier temps, la bénédiction et l'armement de l'Oncle Sam, jusqu'au revirement de 2001.

Mais cette transnationalisation, alimentée principalement par la répression des régimes autoritaires arabes qui induit une diaspora islamiste, ne doit pas faire croire à un tout islamiste monolithique, pas même dans sa forme activiste armée. Il est sûr que les chiites du Hezbollah qui organisent la lutte contre Israël n'ont rien à voir avec Ben Laden ! Aussi, l'islamisme prendra d'autres formes, moins ouvertement insurrectionnelles, chez un « Commandeur des Croyants » au Maroc et un prince saoudien héritier et allié des wahhabites qui tous deux, au moins pour un temps, canalisent le courant de réislamisation, ou encore, chez les états qui s'opposent plus ou moins ouvertement aux puissances occidentales, gagnant ainsi un surcroit de légitimité au prix des sanctions internationales (cas du Yemen pendant la première guerre du Golfe, ou de l'Iran). De même, dans les émirats, où la paix sociale est achetée par la redistribution des revenus pétroliers, l'islamisme est quasi inexistant.

La thèse des trois temporalités de l'islamisme, selon laquelle l'ampleur de la contestation islamiste serait proportionnelle à la violence de l'acculturation coloniale, semble, à première vue, buter sur le cas des deux pays de la Péninsule Arabique qui fournissent les plus gros contingents de l'islamisme radical : l'Arabie Saoudite et le Yemen (Ben Laden est fils d'une famille yéménite émigrée en Arabie Saoudite). En effet, ces pays n'ont quasiment pas connu de colonisation occidentale, et la colonie britannique du sud du Yemen, centrée essentiellement sur les comptoirs d'Aden et, dans une moindre mesure, de Mukalla, n'est absolument pas comparable à l'Algérie en termes d'acculturation ! L'auteur résout le paradoxe en rappelant qu'après son indépendance, en 1967, le Sud-Yemen est le seul état arabe à se revendiquer explicitement du référentiel marxiste ; que le nord n'a pas été exempt d'influences extérieures qui, pour n'être pas à proprement parler occidentales, n'en n'ont pas moins été déstabilisantes : Ottomans, nasséristes, baathistes, avant toutes les actuelles concessions aux Américains, au nom de leur politique sécuritaire ; quant à l'Arabie Saoudite, elle a subi des velléités de colonisation superficielle (présence ottomane, très court protectorat anglais) mais surtout la présence très envahissante des pétroliers américains (avant une occupation militaire à la faveur de la première guerre du Golfe). Bref, si la « désislamisation coloniale » est moins flagrante ici qu'ailleurs, ces pays ont subi en première ligne l'occidentalisation de la « deuxième temporalité » de l'auteur.

Dans ce contexte très particulier du Yemen, les Frères Musulmans égyptiens ont fait accepter par la base tribale, avec l'islamisme, l'idée moderne de constitutionnalisme. Car l'auteur tient à distinguer dans l'islamisme des courants plus ou moins modernistes d'une part, qui allient le retour à la référence islamique avec la modernité politique (dans laquelle les occidentaux n'auraient que conjoncturellement précédé le monde islamique), illustrés par Tariq Ramadan en Europe, et d'autre part les courants plus radicaux qui rejettent la democratie sous toutes ses formes législatives ou constitutionnelles (parce que l'homme s'arroge ainsi le privilège divin de légiférer, qui plus est en copiant le « droit des mécréants »), comme Al Qaida et ses doctrinaires, Ben Laden et Al Dhawahiri. Pour l'auteur, les islamistes les plus radicaux sont minoritaires dans le monde musulman, mais c'est le déni de représentation islamiste et la criminalisation par les Etats-Unis qui grossissent les rangs de leurs sympathisants.

Car, toujours selon l'auteur, l'islamisme radical tient moins d'un fondamentalisme religieux que d'une revendication politique pas toujours illégitime. C'est finalement les crispations identitaires (tant islamiste radicale que celle de la réponse occidentale) qui font obstacle à un humanisme universel, transcendant les appartenances culturelles et religieuses, et qui ne doit pas rester un monopole occidental. Le communautarisme, voilà l'ennemi ! Las ! Les discours occidentaux ne peuvent décidément pas se départir de leurs oripeaux ethnocentristes… (Là-dessus, on ne contredira pas l'auteur, sauf que, si l'on ne croit pas à l'universalité de ces « valeurs », elles ne constituent plus qu'une idéologie, certes à prétention hégémonique, mais de fait occidentale, et même européenne moderne, pour être plus précis.) Et c'est cette violence occidentale du déni de l'altérité qui nourrit l'idéologie djihadiste… Pour résumer, on assiste à une radicalisation bilatérale d'idéologies à prétentions universelles.

A travers la description de 4 itinéraires (Sayyid Qutb, Aïman Al Dhawahiri, Oussama Ben Laden et Mohamed Atta), l'auteur montre ce que l'engagement dans l'islamisme radical doit à la contre-violence politique. Avant d'être torturé, condamné à mort par Nasser et exécuté en 1966, Qutb, source d'inspiration de la future génération d'Al Qaida, a clamé l'horreur (compréhensible !) que lui inspirait la civilisation matérialiste et contre-nature de l'occident, puis a violemment critiqué la compromission des états arabes avec cette culture, retombant ainsi dans « l'ignorance préislamique ». Exilé après avoir également subi la torture en Egypte, Dhawahiri, connu comme le numéro 2 d'Al Qaida, évolue après 1998, en rejoignant Ben Laden, d'une priorité tactique accordée à l'ennemi proche (« Jérusalem ne sera libérée qu'après que seront remportées les batailles du Caire et d'Alger »), vers un front « contre les croisés et les juifs ». Cette évolution tient autant aux échecs du mouvement en Egypte qu'à l'interventionnisme croissant des Etats-Unis dans la région. Si Ben Laden a délaissé son statut privilégié pour la clandestinité, c'est pour dénoncer en priorité la trahison de la famille princière saoudienne vis-à-vis de l'Islam, et surtout l'intolérable gabegie de sa collaboration avec l'occupant américain. Atta, comme Qutb et Ben Laden, a forgé sa conviction politique au contact direct de l'occident et en suivant dans les années 90, de la Palestine à l'Irak, l'évolution interventionniste américaine et israélienne, avant de porter pour la première fois le feu au cœur de cet occident, aux commandes d'un des avions du 11 septembre.

L'auteur nous détaille perspicacement les méthodes couramment utilisées pour distordre l'information (et oui ! Au risque de choquer les lecteurs les plus naïfs : nos media ne sont pas fiables…), toujours dans le but de susciter et d'instrumentaliser la peur de l'islamisme, qui profite à tout le monde : des puissances « occidentales » qui promeuvent la guerre contre ce terrorisme (Etats-Unis, Israël, Russie…), aux « Pinochet arabes », en passant par les rétrogrades qui, chez nous, ont du mal à accepter l'Autre. Tout y passe : la production exclusive sur les plateaux télé d'intellectuels « négatifs » (type BHL ou André Glucksmann), d'intellectuels « écran » (opposants à l'islamisme qui monopolisent la représentation de leur société) ou de récents convertis à un Islam bon teint, tellement plus tolérant que l'islamisme… Tous ont en commun de ne délivrer que le discours que les occidentaux veulent entendre. Vient ensuite le démontage en règle de l'énorme bobard des « crimes islamistes » en Algérie, qui auraient été, au moins pour la plupart, contrôlés voire commandités par les généraux au pouvoir, soit pour éliminer physiquement leurs opposants, soit pour discréditer l'autre opposition islamiste. Pour nous expliquer qu'il ne faut pas jeter le bébé avec l'eau du bain en matière d'islamisme, l'auteur recourt à une comparaison succulente : si on avait laissé aux aristocrates émigrés le soin d'écrire l'histoire de la Révolution française, on n'aurait retenu que la boucherie des massacres (d'ailleurs quantitativement autrement plus importants que les exactions terroristes islamistes, c'est un fait), et on serait passé à coté (je cite, c'est énorme !) des « rayons des Lumières sous les flots du sang des élites royalistes déchues ». (J'allais vous le dire !)

Dans son idéalisme quelque peu utopiste (ou disons, éclairé), Burgat nie la nature belligène et socialement enracinée (non tournée vers l'universel) de l'homme et surtout, semble négliger que la démocratie moderne n'est pas un moyen neutre de désignation des gouvernants, mais bien une idéologie expansionniste qui pose le bien et le mal (cf. le siècle de 1914), et diabolise ses ennemis. Du coup, cette négligence ne permet pas de comprendre que les démocraties saluent unanimement comme un sauvetage de la Démocratie (avec la majuscule qui sied à toute idole…) l'annulation d'un vote en Algérie où le peuple a mal voté (ca ne s'explique pas que par la désinformation…), que « l'éducation » ne vise qu'à rééduquer les opposants au système, qu'une « croisade des démocraties » ait pu être entreprise contre Adolf Hitler élu le plus démocratiquement du monde, ou encore qu'on réorganise des referendums pour des peuples abrutis jusqu'à ce que la réponse des urnes soit la bonne… Pourtant, quoiqu'il s'en défende, Burgat participe de cette idéologie occidentale avec sa vision linéaire du progrès qui doit aboutir à la panacée universelle de la démocratie généralisée... Seulement, il voudrait introduire quelques amendements à cette idéologie prétendument universelle pour en retirer ce qu'il juge comme des spécificités occidentales (la « sainte laïcité », etc.) : c'est un peu comme si l'on vous disait que les démocraties n'avaient aucun droit de renverser le régime que l'Allemagne de 1933 s'était démocratiquement donné, fût-il déviant sur leurs principes ! Bien sûr, personne (et surtout pas François Burgat, je pense) n'oserait tenir de tels propos…

En conclusion, Burgat ne nous laisse le choix qu'entre le partage (dans une fraternité universelle) et la terreur. J'aimerais y rajouter la disparition des idéologies séculières à prétention universelle mais là, je dois avouer que ça parait au moins aussi mal barré que la vision idyllique de sa première alternative…

 

 

Bibliographie

 

- Du même auteur, l'article « Le Yémen islamiste entre universalisme et insularité », paru dans l'ouvrage collectif, Le Yémen contemporain, Karthala, avril 1999

- Jean-Charles Brisard et Guillaume Dasquié, Ben Laden : la vérité interdite, Folio Gallimard, mai 2002

- Carl Schmitt actuel, sur l'impasse de la conception totalitaire de la « guerre contre le terrorisme »

- Jürgen Elsässer, avec préface de JP Chevènement, Comment le Djihad est arrivé en Europe, Xénia éditions, avril 2006, sur un certain soutien américain à l'islamisme

- Guillaume Bigot et Pascal Berthomet, Le jour où la France tremblera: Terrorisme islamiste: les vrais risques pour l'Hexagone, éditions Ramsay, mars 2005

- Fiche sur Aristote au Mont Saint-Michel qui, certes, s'éloigne de l'actualité du sujet mais montre une certaine compatibilité théorique entre les conceptions islamique et moderne du politique.

- L'article du Monde, Vie et mort des assassins de Massoud, du 19 avril 2005, sur le parcours des islamistes qui ont assassine Massoud deux jours avant le 11 septembre.

- Sur un aspect de l’idéologie occidentale du progrès, voir Survivre au développement



09/12/2008
1 Poster un commentaire

A découvrir aussi


Ces blogs de Politique & Société pourraient vous intéresser

Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 73 autres membres