Salon de lecture

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Carl Schmitt actuel

 

Titre:

Carl Schmitt actuel

Guerre « juste », Terrorisme, Etat d’urgence, « Nomos de la Terre »

Auteur:

Alain de Benoist

Editeur:

Krisis

Date de parution:

Juin 2007

 

A en croire certains, Carl Schmitt serait, via Leo Strauss, l’inspirateur privilégié des neo-consevateurs américains… Cette accusation surprenante repose sur une méconnaissance générale de Schmitt, ainsi que sur un contresens quant à son anti-libéralisme, le « libéralisme » étant considéré « de gauche » aux Etats-Unis quand, dans la pensée européenne et schmittienne en particulier, il s’apparente davantage à ce que sont aujourd’hui les conservateurs américains. Outre cette polémique, sans réel fondement donc, Alain de Benoist montre au contraire toute l’actualité de la théorie schmittienne pour l’analyse de la situation internationale qui fait suite aux attentats du 11 septembre 2001.

 

De la « guerre réglée » au retour de la « guerre juste »

 

Carl Schmitt place la distinction entre ami et ennemi (publics) au centre de la définition du politique. Cela implique que le but de la guerre est la paix, que l’on ne peut conclure qu’avec un ennemi reconnu comme interlocuteur, ce qui exclut toute guerre totale visant à l’anéantissement pur et simple de l’ennemi. Alain de Benoist estime que cette conception n’est compatible qu’avec le jus publicum europaeum (droit moderne de la guerre), et assimile la guerre totalitaire contemporaine avec le concept de « guerre juste » du Moyen-âge, même s’il concède timidement en fin de chapitre le saut qualitatif brusque et la sécularisation qui dénature le concept… C’est le point qui semble le plus discutable de l’essai. En effet, le droit de la guerre médiéval soumet l’activité guerrière au crible moral en distinguant le jus ad bellum (conditions de déclaration d’une guerre juste : juste cause, légitime défense, proportionnalité des moyens et dernier recours) et le jus in bello (déontologie dans la conduite de la guerre). S’il a été formulé par l’Eglise, dans un premier temps pour codifier et civiliser les mœurs guerrières dans la Chrétienté, ce droit a ensuite été étendu aux guerres extérieures, sans double langage dû au caractère « infidèle » de l’ennemi, comme le sous-entend Alain de Benoist (rappelons que les premières croisades ont été lancées pour défendre les pèlerins vers la Terre Sainte, des razzias incessantes). Le jus in bello n’est donc pas l’apanage du jus publicum europaeum, mais je crois plus adéquat de dire qu’il est désormais le seul domaine encore possible dans l’Europe moderne, sans repère moral unique et supérieur, et marquée par le morcellement machiavélien en Etats-nations autonomes (pensez à l’alliance de François Ier avec les Ottomans contre Charles-Quint*) et la remise en cause considérable de la Réforme et des guerres de religions. Jusqu’à ce que l’idéologie supplante les pragmatismes particuliers des Etats…

Carl Schmitt situe la rupture avec cet ordre westphalien aux alentours de 1890. Mais elle apparaît indubitablement consommée avec la Première Guerre Mondiale, et la volonté sans précèdent de faire traduire un souverain, en l’occurrence Guillaume II, devant la justice. Car les idéologies, libérale et socialistes, croient toutes en une « paix perpétuelle », obtenue soit par la généralisation du « doux commerce », soit par l’avènement d’une société de Progrès qui résoudra toutes les causes de conflit : la guerre est déclarée « hors la loi » ! Pour faire face au démenti des faits (on ne peut plus patent !), la guerre ne pourra plus être conduite que sous la bannière de « l’Humanité » ou de la « Liberté ». Cette moralisation sécularisée de la guerre, au nom de principes réputés universels, conduit au plus pur manichéisme et à la mise au ban de l’humanité des « méchants » (en 1793, une proposition avait déjà été faite à la Convention de déclarer William Pitt comme « ennemi du genre humain », autorisant ainsi à tout le monde son assassinat !). Contre le Mal rendu absolu, ce nouvel impératif moral justifie tous les débordements de violence et fait exploser les barrières classiques entre militaires et civils, entre combattants et non combattants. Le bombardement quotidien de villes civiles ? L’usage de l’arme nucléaire contre des villes sans objectif militaire ? La mort de 500 000 enfants irakiens à cause du blocus ? Des « dommages collatéraux », certes regrettables, mais absolument nécessaires pour la victoire du Bien ! Cette criminalisation de l’ennemi transforme « le droit international en annexe du droit pénal » et assimile la puissance militaire à des forces de police, voire abolit la frontière entre guerre étrangère et guerre civile. Dans ce domaine, les Etats-Unis qui se font juge pour définir « l’axe du Mal » (à la suite de Ronald Reagan qui désignait en 1983 les pays du bloc de l’Est comme « l’empire du Mal ») et Ben Laden qui prêche le djihad contre le Grand Satan se rejoignent… Leurs conceptions, morales et absolues, de l’inimitié dépassent la sphère politique et n’ont absolument rien de schmittien en ce qu’elles visent l’anéantissement de l’ennemi (au lieu d’une paix négociée avec lui) et ne peuvent admettre la neutralité chez les tiers.

 

Du partisan au terroriste global

 

Après la chute de l’empire soviétique, les Etats-Unis n’ont pas tardé à retrouver un autre ennemi pour justifier leur hégémonie mondiale : ce sera la « guerre globale contre le terrorisme »… A ce sujet, il n’est pas inintéressant de rappeler qu’avant le glissement sémantique qui en a fait un acteur non étatique, avec toujours une connotation péjorative, le « terroriste » désignait en tout premier les partisans de la politique étatique de la Terreur. Ni que cette période est celle de la première guerre totale, visant à l’extermination de tout ennemi, intérieur ou extérieur : il était expressément demandé aux troupes en Vendée de tuer femmes et enfants, et de ne pas faire de quartier (Ceux qui chantent aujourd’hui, toujours la main sur le cœur : « qu’un sang impur abreuve nos sillons », n’ont aucune raison de s’en offusquer !). Car, si le terrorisme consiste à faire le maximum de dégâts parmi la population pour la démoraliser ou atteindre indirectement ses dirigeants, il existe bien un terrorisme d’Etat, parfaitement illustré par l’attitude des Etats-Unis dans la Deuxième Guerre Mondiale et jusqu’à aujourd’hui... Pour achever de brouiller les pistes, la figure schmittienne du partisan nous montre qu’il peut exister une volonté politique extérieure à l’Etat, et des guerres qui ne se font pas contre des ennemis étatiques… En effet, le partisan, comme le combattant révolutionnaire moderne, est généralement civil et se bat en dehors de la légalité au nom d’une légitimité propre, désignant lui-même l’ennemi. Il se distingue néanmoins du combattant révolutionnaire, mu par une idéologie à prétention universelle, par son attachement à un territoire : originellement, il se bat contre une occupation étrangère ou contre un Etat qu’il juge illégitime. C’est la force explosive révolutionnaire des idéologies et de la criminalisation de l’ennemi qui le transformera, jusqu’à donner la figure du terroriste d’aujourd’hui. Cependant, en raison de la fluctuation de l’acception des légitimités, il est quasiment impossible de distinguer les « résistants » (les bons) des « terroristes » (les méchants) : certains états se sont bâtis sur la victoire de terroristes, devenus a posteriori résistants (Menahem Begin ou Itzhak Rabin en Israël, Ahmed Ben Bella en Algérie, Nelson Mandela en Afrique du Sud…) et, à l’inverse, certains résistants sont devenus terroristes (l’UĆK quand ils se sont retournés contre la Macédoine, alliée de l’OTAN, ou les islamistes afghans après le départ des Soviétiques)…

Le nouveau « terroriste global » se distingue donc par son illimitation et sa déterritorialisation. Adepte de la guerre totale, il déploie une violence sans borne et refuse toute distinction classique entre belligérant et neutre, entre civil et militaire, ou entre cibles légitime et illégitime. Lorsqu’il est déclaré comme l’ennemi, le Mal à abattre, les Etats constitués peuvent être tentés de pallier à leur inefficacité conventionnelle par l’adoption contre lui de ses mêmes méthodes**. De même, l’usage de réseaux transversaux et transnationaux, tout comme l’absence d’enracinement territorial des nouveaux terroristes, entraînent en réaction de la part des Etats-Unis, non plus une guerre de conquête territoriale, mais l’imposition d’un « nouvel ordre mondial », accentuant encore la confusion entre taches militaires et policières. Car cette guerre, jamais formellement déclarée, abolit la distinction entre guerre et paix et est conduite contre un ennemi auquel on refuse toute qualité politique, pour ne le considérer qu’en criminel. Ce déni du caractère politique du terroriste interdit toute idée de traité qui achèverait la guerre (« on ne négocie pas avec les terroristes »), et conduit chaque camp à n’envisager comme issue que l’extermination de l’autre (clair pour le terroriste, c’est aussi le cas de la puissance étatique qui veut éliminer le terrorisme, comme la police cherche à éradiquer le crime). Ne pouvant donc être ni gagnée ni perdue, cette « guerre » s’annonce longue, pour ne pas dire interminable !

Ce qui caractérise le mieux cette confrontation est l’asymétrie. Totale asymétrie du terroriste qui, pour s’opposer à un adversaire surarmé conventionnellement et pouvant soutenir un effort de guerre sur une longue période et sur un front étendu, frappe ponctuellement avec une violence extrême et une fréquence parfaitement imprévisible. Cette asymétrie existait déjà du temps du partisan et irritait Napoléon. Mais, en privilégiant les cibles civiles, le terroriste ajoute une asymétrie d’ordre psychologique : il existe nécessairement une incompréhension insurmontable entre des terroristes qui n’ont pas perdu de vue la valeur dont le « martyre » peut être porteur, et l’Occident matérialiste qui place désormais la vie individuelle au-dessus de toute valeur (bonne formule d’A. de Benoist : « entre ceux qui pensent à l’autre monde et ceux qui pensent à leurs retraites, pas de commune mesure possible »). Les terroristes en jouent puisque leur objectif principal n’est pas de faire du bilan ou des morts (combien peu de week-end sur la route faut-il pour arriver au même nombre de morts que dans la destruction des Twin towers ?), mais bien l’action sur l’opinion publique par l’hyper-médiatisation qui relaie leurs faits.

 

Du « cas d’urgence » à l’état d’exception permanent

 

La lutte contre le terrorisme, devenue offensive et préventive, relève du cas d’urgence. Or, le cas d’urgence est associé chez Carl Schmitt à une critique du libéralisme qui ne peut pas, selon lui, réagir à une situation exceptionnelle sans renier sa conception juridico formelle intangible et omnipotente de l’ordre social. Car, contre le rationalisme constitutionnel (et notamment le dogme de « l’Etat de droit », censé soumettre en tout temps le souverain), Schmitt voit la manifestation par excellence de la souveraineté dans la suppression temporaire de la norme juridique pour faire face à une situation exceptionnelle et y maintenir l’ordre politique substantiel. De telles mesures exceptionnelles sont possibles aussi aux Etats-Unis mais, de toutes celles qui ont renforcé l’exécutif pendant la guerre froide, aucune n’a été abrogée. Plus récemment, portées par un désir de sécurité dans ce contexte de guerre contre le terrorisme, des restrictions de libertés toujours plus nombreuses ont été promulguées, allant avec des statuts juridique d’exception et des « zones grises » où le droit n’a pas cours… Comme on l’a vu, cette situation a de fortes chances de s’éterniser. On peut donc en conclure que les régimes libéraux sont finalement capables de mesures d’exception mais, en raison de leur conception de l’ennemi, l’exceptionnel a tendance à devenir permanent, ce qui n’est plus vraiment schmittien…

 

De la dualité Terre/Mer au nouveau « Nomos de la Terre »

 

A la suite de nombreux géopoliticiens, Carl Schmitt distingue les puissances terrestres, ordonnées à un territoire borné, des puissances maritimes qui visent à une domination plus illimitée des mers et des relations commerciales qui s’y déroulent. A ces deux logiques correspondent des conceptions différenciées de la guerre : la guerre terrestre cherche le contrôle territorial par la confrontation d’armées, de laquelle les civils sont exclus, alors que la guerre maritime, ayant comme objectif d’atteindre le commerce et l’économie de l’adversaire, considère comme ennemi tout ressortissant de la nation adverse, ainsi que tous ses alliés commerciaux. Le blocus et son avatar moderne des bombardements aériens restent la pratique la plus courante de cette deuxième forme de conflit. Apres s’être assuré au XIXème siècle du contrôle exclusif de tout le continent américain, les Etats-Unis ont remplacé l’Angleterre comme puissance thalassocratique mondiale, et y ajoutent, dans le même esprit de contrôle universel, la maîtrise de l’air et de l’espace.

La question que se pose alors Carl Schmitt concerne l’organisation future du monde. Peut-on s’orienter vers une unification politique du monde, ce qui signifierait la fin de la notion même de politique ? On l’a vu, cette hypothèse est illusoire car elle est incapable d’éliminer toute conflictualité, qui ne s’exprimerait alors que par la généralisation de la guerre civile. Carl Schmitt propose donc d’organiser ce monde multipolaire par le Nomos (ordre concret, par opposition à la sacralisation idéaliste de la règle) de la Terre, qui s’appliquera à des espaces délimités. A l’image de ce qu’ont réalisé les Etats-Unis avec la doctrine Monroe, ces grands espaces doivent assurer leurs autonomies et protections vis-à-vis de l’extérieur. L’organisation politique de ces grands espaces, culturellement homogènes, dépassera sûrement les Etats-nations, pour se faire selon un nouveau schéma « impérial » ou fédéraliste. Cette alternative entre monde unipolaire et monde multipolaire relève encore de la dialectique Terre/Mer, comme en témoignent les deux conceptions antagonistes de l’Europe : simple espace transatlantique de libre-échange d’une part, et puissance continentale autonome d’autre part. Bien sûr, l’objectif géopolitique majeur des Etats-Unis consiste à empêcher l’émergence d’une puissance continentale qui puisse se poser en rivale, ce qui explique le maintien, par la redéfinition de ses missions, de l’OTAN qui n’a plus de raison d’être.

 

Bref, parce que j’avoue mes lacunes en la matière, il semble urgent de se plonger dans la lecture directe de Carl Schmitt : toute fiche sur son œuvre ou sur un de ses livres est plus que bienvenue… A bon entendeur, salut !

 

Georges

 

 

(*) : Un livre vient de sortir sur le sujet, L’alliance impie. François Ier et Soliman le Magnifique contre Charles Quint (1529-1547), d’Edith Garnier, éditions du Félin, 19 juin 2008.

(**) : A lire sur ce sujet : Les guerres bâtardes : Comment l’Occident perd les batailles du XXIème siècle, Arnaud de la Grange et Jean-Marc Balencie, Librairie Académique Perrin, 2 avril 2008.

 

Bibliographie :

 

- Du même auteur :

-         Vu de droite. Anthologie critique des idées contemporaines (1977), Labyrinthe, 2001

-         Les idées à l’endroit, Libres-Hallier, 1979

-         L’Europe païenne (en collaboration), Seghers, 1980

-         L’éclipse du sacré. Discours et réponses (en collaboration avec Thomas Molnar), Table ronde, 1986

- Collectif, La guerre. Actes du colloque universitaire du 17 mai 2003, Association des Amis de Guy Augé, 2004

- Seymour Hersh, Permission de tuer : les nouveaux services secrets, éditions Les empecheurs de penser en rond, 2004, sur quelques dérives déontologiques des Etats-Unis dans la guerre contre le terrorisme.

- Jean-Luc Marret, Techniques du terrorisme, PUF, mars 2002 (2eme édition), exclusivement sur l’aspect technique du terrorisme non étatique.

- Julius Evola et René Guénon, Hiérarchie et démocratie, éd. L’Homme libre, 2006 : recueil de textes qui résument bien l’analyse de l’involution moderne et contemporaine, selon la théorie du pouvoir qui passe successivement aux mains des 3 castes (sacerdotale, guerrière et bourgeoise)

- Dominique Venner, Le siècle de 1914, qui détaille la mise en place de l’hégémonie américaine, totalitaire et manichéenne.

- Une présentation, trouvée au hasard d’Internet, de Le Nomos de la Terre



15/07/2008
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