Salon de lecture

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Crise de l’Église et sociétés de pensée (1)

Titre:

Crise de l'Église et sociétés de pensée

Auteur:

Marcel De Corte

Article paru dans L'Ordre Français n° 239 Mars 1980

 

Cet article de Marcel De Corte est toujours reproduit ici avec l'aimable autorisation du directeur de la revue (aujourd'hui disparue).

 

 

On ne relit pas sans stupeur les textes de Jean XXIII et de Paul VI relatifs au monde contemporain et à la volte-face que l'Eglise catholique exécute devant lui. Cette fois le Ralliement n'est plus restreint à la seule France comme à l'époque de Léon XIII, il est étendu à tout ce qu'il y a de spécifiquement moderne sur la planète entière. Et encore Léon XIII ne gauchissait-il pas le message surnaturel de l'Eglise: pour éviter ce risque, il faisait de Saint Thomas le docteur par excellence, tant dans l'ordre de la grâce que dans l'ordre de la nature, de tous les catholiques, clercs et laïcs. Le catéchisme de mon enfance était imprégné de foi totale et rigoureuse. Son empreinte ne s'est jamais effacée dans mon esprit et dans mon cœur.

L'allocution d'ouverture du Concile Vatican II, prononcée par Jean XXIII, «envisageait sans crainte l'avenir» sous l'inspiration du Cardinal Montini, lui-même influencé en profondeur par Maritain, Chenu et Congar. « Nous estimons, continue-t-il, devoir nous dissocier entièrement de ces prophètes de malheur qui prédisent sans cesse le pire, comme si la fin du monde était proche ... A les entendre, la société contemporaine ne serait que ruines et calamités; comparée aux siècles passés, notre époque n'accuserait que détérioration; ils se comportent comme si l'histoire, qui est  maîtresse de vie, n'avait rien à leur apprendre. » Puisque la société contemporaine manifeste historiquement tant de nouveautés positives par rapport à toutes celles qui l'ont précédée, il importe au plus haut point que «la doctrine de l'Eglise, certaine et immuable, soit étudiée et exposée selon les méthodes qu'exige la conjoncture présente. Autre est en effet le dépôt de la foi, autre le mode suivant lequel il est exposé.»

C'est le fameux aggiornamento, la mise à jour de l'Eglise, et bientôt par l'inévitable dégringolade de l'éternel dans le temporel, sa mise au goût du jour, sa capitulation devant les exigences de la société contemporaine.

Paul VI est sans conteste l'organisateur de ce tête-à-queue prodigieux qui tente désespérément, pour l'observateur, avec un optimisme non pareil pour son auteur, de reprendre au bénéfice de l'Eglise, sans atteindre aux dogmes, mais en les relèguant à l'arrière-plan, la tentative du modernisme au début de ce siècle. Alfred Loisy le préconisait : « L'adaptation de l'Evangile à la condition changeante de l'humanité s'impose aujourd'hui plus que jamais» (1). Le texte suivant de Buonaioti parait écrit de la main de Paul VI :

« L'Eglise romaine souffre plus vivement que jamais de ces maux que le modernisme dénonçait et voulait guérir;  plus que jamais elle invoque avec désolation une purification intérieure du passé et une révision des idées qui la rapprocheraient de l'âme moderne, non pas en mendiant avec complaisance des pouvoirs humains, mais en prenant possession de ces aspirations profondes, bien qu'obscures, qui se cachent au fond de la spiritualité collective et en leur donnant la consécration religieuse pour relier effectivement la spiritualité moderne au monde de l'avenir» (2). Et Gioberti désignait le levier de l'opération : « Il faut faire de la religion, du catholicisme, de Rome, quelque chose de positif en les rattachant à l'Idée, à la civilisation moderne. Faisons de Rome la métropole de la civilisation, du Pape le conservateur des principes de l'Idée et de la civilisation modernes, et les voilà modernisés et rendus positifs. Jusqu'à présent on a voulu réformer Rome sans Rome, ou même contre Rome. Il faut réformer Rome par Rome, faire que la réforme passe par les mains de ceux qui doivent être réformés. Voilà la vraie méthode et elle est infaillible, mais difficile. Telle est la mission des hommes suprahiérarchiques ... L'homme suprahiérarchique doit agir sur l'Eglise par l'Eglise » (3). Dès 1958, Mgr Montini annonçait la couleur; « L'Eglise cherche à s'adapter au langage, aux coutumes, aux tendance des hommes de notre temps, tant absorbés par la rapidité de l'évolution matérielle et tellement exigeants pour leurs particularités individuelles. Cette ouverture est dans l'Esprit de l'Eglise ... Les confins de l'orthodoxie ne coïncident pas avec ceux de la charité pastorale. » (4).

Les textes ultérieurs sont innombrables (5). En voici seulement trois, éclairants: « Il nous paraît intéressant de noter quelques aspects moraux du Concile, que nous pourrions qualifier de caractéristiques et, par conséquent, nouveaux et modernes ... L'un de ces enseignements, qui modifie notre façon de penser et encore plus notre conduite pratique, concerne la vision que nous, catholiques, devons avoir du monde au milieu duquel nous vivons. Comment l'Eglise voit-elle le monde d'aujourd'hui? Cette vision, le Concile l'a élargie jusqu'à modifier d'une façon appréciable le jugement et l'attitude que nous devons avoir devant le monde. La doctrine de l'Eglise s'est en effet enrichie d'une connaissance plus complète de son être et de sa mission.» (6). « Cela suppose une autre mentalité que nous pouvons qualifier de nouvelle ...  L'Eglise, dit le Concile, reconnaît tout ce qui est bon dans le dynamisme social d'aujourd'hui.» (7).

Et enfin le texte prodigieux à la lecture d'aujourd'hui, du Message pascal de 1971 : « Eh bien sachez-le, amis qui m' écoutez, dit Paul VI : nous sommes en mesure aujourd'hui de vous adresser un message d'espoir. Non seulement la cause de l'homme n'est pas perdue mais elle est en situation avantageuse et sûre. Les grandes idées (vous pouvez y inclure l'Evangile si vous le voulez) qui sont comme les phares du monde moderne ne s'éteindront pas. L'unité du monde se fera, la dignité de la personne humaine sera reconnue réellement et non pas seulement pour la forme. Les injustes inégalités sociales seront supprimées. Les rapports entre les peuples seront fondés sur la justice et la fraternité. Il ne s'agit pas d'un songe ou d'une utopie ni d'un mythe: c'est le réalisme évangélique.»

Bref, en s'adaptant étroitement aux requêtes inéluctables de la pensée du monde moderne, l'Eglise sauvera le monde moderne et l'Eglise se sauvera elle-même : « Combien de nouveautés consolantes et prometteuses ne voit-on pas apparaître dans l'Eglise. Elles attestent sa vitalité nouvelle ... L'œcuménisme (8) dit à  lui seul quel progrès quasi imprévisible a été accompli dans la marche et dans la vie de l'Eglise. L'Eglise regarde vers l'avenir avec un cœur rempli d'espérance.» (9) « Il n'y a pas aujourd'hui dans l'Eglise, grâce à la miséricorde divine, d'erreurs, de scandales, de déviations, d'abus.» (10). « Grâce à Dieu, il n'y a ni hérésies ni désordres au sein de l'Eglise. » (11).

Contrairement à tous ces oracles imprudents et téméraires, nous contemplons avec consternation les crises de plus en plus graves qui ébranlent les «sociétés» humaines en cette fin de siècle et, conséquemment à sa réconciliation avec le monde moderne, la crise qui vide l'Eglise catholique de sa substance surnaturelle et que S.S. Jean-Paul Il aura fort à faire pour surmonter.

La question se pose alors avec une sorte de véhémence: comment et pourquoi l'Eglise catholique qui donna tant de signes de vigueur jusqu'à la fin du pontificat de Pie XII, s'est-elle laissé envahir par la contagion qui affecte le monde moderne au point qu'on peut se demander parfois si les temps de l'Apocalypse ne sont pas arrivés tant pour la société que pour l'Eglise (12)? Il est vain de rapporter la cause de ces grands événements et la manière dont ils se produisent, aux politiciens qui parasitent le corps social et aux gens de l'Eglise, de tout niveau, qui finiront par saper les fondations de l'Institution divine que la Providence a édifiée pour notre salut. Sauf exceptions rarissimes, ils sont des médiocres, aussi incapables dans le mal que dans le bien. Les lumières de la sainteté ne brillent guère parmi les membres de la Hiérarchie, non plus que l'ardeur surnaturelle et les vertus théologales rédemptrices des âmes. Quant aux gens qui nous gouvernent, comment croire un seul instant que leur petitesse puisse être le moteur des immenses événements auxquels nous assistons tant dans le domaine du profane qu'en celui du sacré?

La cause générale de la dislocation des sociétés humaines et de ce que Paul VI, en un éclair trop bref de lucidité, appelait « l'autodémolition » de l'Eglise est manifeste: c'est l'individualisme; c'est la lente et aujourd'hui brutale laïcisation de la société de personnes qu'est l'Eglise catholique, unies entre elles, non par les liens du sang, de la parenté, de la race, de la profession, de la petite et de la grande patrie, mais par la présence surnaturelle de Dieu en chacune prise individuellement. L'Eglise n'est une communauté que parce qu'elle est d'abord et radicalement, comme le manifeste l'étymologie, une élection, un choix par lequel Dieu appelle chaque homme à participer à sa vie divine, et sa fonction est de maintenir tous ceux en qui «Dieu s'est répandu et communiqué », selon l'admirable formule de Bossuet, dans l'union la plus parfaite possible, par la prédication d'un même Evangile, l'enseignement des mêmes dogmes, la dispensation - toujours personnelle - des mêmes sacrements et l'assistance à la même liturgie. L'Eglise catholique est la seule société de personnes qui puisse exister parce qu'en son seul canal surnaturel peut couler la grâce surnaturelle de la Rédemption vers chaque être humain individuel auquel s'adresse le Message qu'elle a reçu de Jésus. Elle est la seule société de personnes qui soit parce qu'à travers elle Dieu pénètre jusqu'à la racine de chaque être humain qu'II a créé et qu'II veut sauver. Toute autre société purement humaine de personnes est absolument impossible. La personne est de soi incommunicable : comment pourrai-je jamais communiquer à autrui mon être propre sans cesser d'être moi-même? « Je me donne tout entier à  vous» est une parole qui ne peut être adressée qu'à Dieu, à l'Etre surnaturel qui en moi est plus moi-même que moi.

Toutes les sociétés humaines connues sont des sociétés composées d'être sociaux: dès sa naissance l'homme est un être en relation naturelle et indestructible avec un père et une mère qui sont à leur tour en relation qui ne peut cesser d'être avec leurs enfants; dès sa naissance l'homme appartient indéfectiblement à ce pays-ci, à cette patrie-ci où s'épanouit sa perfection d'animal politique, physiquement partie d'une Cité. Ce n'est pas au titre individuel que l'homme est nativement membre d'une société humaine, c'est en vertu de son indéracinable nature sociale. Cette Lapalissade, si oubliée aujourd'hui, va loin: elle est la transposition dans l'ordre de la pratique et de la vie quotidienne du principe d'identité, fondement de la réalité et de l'intelligence, qui veut que l'être soit ce qu'il est, en l'occurrence: un être social qui ne vit pas à côté d'autrui, juxtaposé à autrui, uni à autrui par une force extérieure, mais avec autrui et par autrui dans une même communauté de destin à laquelle il ne peut se soustraire qu'en imagination ou par les prestiges du verbiage.

Or l'histoire nous prouve indubitablement que la notion surnaturelle de personne s'est progressivement désurnaturalisée et sécularisée au cours de ces cinq derniers siècles. Les étapes de cette transformation sont connues: la Renaissance et sa glorification de l'uomo singolare ;  la Réforme avec son individuation de la foi et sa négation de l'Eglise comme organisme surnaturel; la Révolution et la chimère de la société de type individualiste dont la démocratie libérale est le principe et la démocratie totalitaire l'aboutissement. La Révolution consiste essentiellement dans la laïcisation radicale de la notion spécifiquement chrétienne de personne et dans la tentative, toujours avortée et toujours recommencée, de bâtir, de toutes pièces, à partir de la personne dépouillée comme telle de toutes ses caractéristiques sociales et réduite au seul moi individuel, une société entièrement nouvelle, autrement dit de construire une société avec des éléments qui n'empruntent rien à la réalité puisque la personne ne peut exister que dans son rapport surnaturel à Dieu et que l'homme n'est pas au niveau temporel une personne, mais un être naturellement social, un animal naturellement politique. Avec une acuité rare, Nietzsche a bien défini « la démocratie » comme « le christianisme rendu naturel. » Or le christianisme est surnaturel ou n'est pas. La démocratie est donc un songe, un mensonge, un mirage: il suffit d'ouvrir les yeux. La « société », qu'elle prétend fonder, est en fait une dissociété composée, si l'on peut dire, d'individus dont la définition est d'être séparés chacun de leurs semblables, et encore ! puisque selon l'inoubliable formule d'Aristote: « l'homme isolé est une bête ou un dieu. » L'expression « démocratie chrétienne » est dépourvue de tout sens parce que privée, tant en son substantif qu'en son adjectif, de toute réalité. On ne christianise pas une illusion.

Ne cherchons pas ailleurs la cause des ruines innombrables qui délabrent de par le monde l'Eglise catholique que nous avons connue si prospère, si militante, si conquérante, si généreusement dispensatrice des grâces divines, aux temps de notre jeunesse: l'Eglise s'est laissée coloniser de l'intérieur par son ersatz démocratique parvenu à la plénitude de sa fureur destructrice de toutes les sociétés naturelles à la Révolution française, dont Tocqueville disait en 1848 qu' « elle est toujours la même et toujours recommence.» La formule de Trotsky: « La Révolution permanente» est exacte, à la condition d'entendre par cette permanence l'impossibilité où la Révolution se trouve d'édifier une société nouvelle qui ne serait composée que d'individus et sa volonté inflexible de poursuivre cependant ce dessein jusqu'au bout dans un avenir qui recule sans cesse. La Révolution permanente est le succédané de l'Eglise éternelle et sa projection inversée dans le temps profane. La crise de la société est la résultante d'une Eglise qui, depuis la fin du Moyen-Age, et en dépit de l'admirable efflorescence de sainteté et du regain de force qui suivirent le Concile de Trente, s'est peu à peu imprégnée de l'esprit du siècle que son rayonnement missionnaire engendra en se laïcisant et qui parvient à sa pleine capacité de destruction dans la société au XVIIIe. Le glorieux renouveau surnaturel qui suivit la Révolution et dont le Concile Vatican I consacra la pénétration jusqu'au sommet de l'Institution ecclésiale sous sa forme juridique, n'eut pas le résultat escompté: mis à part les pontificats de Pie IX, Pie X, Pie XII, le virus libéral et révolutionnaire ne cessa de s'insinuer in sinu ac gremio Ecclesiae, jusqu'au sein et au giron de l'Eglise. L'aggiornamento ne date pas d'aujourd'hui: le Ralliement proposé et imposé par Léon XIII en est la forme anticipée. En s'ouvrant au monde de la Révolution permanente sans prêter attention aux innombrables malheurs que provoquaient et provoquent encore sous nos yeux la décomposition du Corps Mystique du Christ et son personnalisme dans les sociétés humaines avec toutes les métastases cancéreuses qui en résultent dans toute l'humanité, la Hiérarchie - sauf exceptions encore une fois - n'a pas vu que la dissociété créée par cette désurnaturalisation allait l'envahir à son tour: c'est à la dislocation des structures de l'Eglise comme société surnaturelle que nous assistons avec angoisse en ce moment.

La séparation de l'Eglise et de l'Etat est plus que jamais néfaste pour l'Eglise et leur rapprochement actuel - du moins depuis Vatican II - plus fatal encore. Depuis la Révolution, l'Eglise est en effet en porte-à-faux. C'est un principe théologique et, osons le dire, de sens commun, que la Grâce présuppose la nature: sur un terrain stérile rien ne pousse, et dans une dissociété, la société ecclésiale ne trouve plus aucun point d'appui pour s'enraciner, grandir et fleurir. Elle ne peut qu'y végéter et, au risque de paraître Grosjean en remontrant à son curé, l'erreur funeste de Jean XXIII et de Paul VI a été de croire qu'il était possible de christianiser la démocratie libérale et même la démocratie socialiste, en tournant délibérément le dos au passé de l'Eglise, à l'enseignement du bon sens, aux intentions divines, et « en se plaçant à l'avant-garde de l'action sociale» (13), alors que cette prétendue «action sociale » est partout, sans restriction, une action dissociatrice qui place l'individu nu et débile en face d'un Etat omnipotent ou parasité par toutes les volontés de puissance ameutées par sa faiblesse, accroissant indéfiniment sa solitude et ses revendications. La vie de la grâce ne peut germer et se répandre dans une poussière infertile. Il lui faut non pas, selon le verbiage de Paul VI, « accepter, reconnaître et servir le monde tel qu'il se présente à elle aujourd'hui» (14) dans un état de pulvérisation croissante dont les grains s'amassent sous l'impulsion de vents opposés, mais une société saine, telle que la philosophie de l'Eglise se l'est toujours représentée, dont les organes - les microsociétés et non les prétendues personnes et leurs «inaliénables droits » - sont unis pour le bien commun de l'ensemble par le moyen d'une autorité et d'une hiérarchie qui veillent à la maintenir contre toute attaque du dehors et du dedans.

Il n'y a pas d'autre façon pour le surnaturel dont l'Eglise a la charge de se diffuser dans le corps social et dans le monde qu'à travers le réseau artériel des sociétés naturelles et semi-naturelles que la démocratie libérale - ou totalitaire, c'est tout comme, malgré les apparences - s'acharnent à détruire et à remplacer par des robots administratifs ou policiers, sinon par les deux à la fois. Politique d'abord. Il faut commencer par le commencement.

Ce diagnostic général posé, on ne peut esquiver la question de savoir quels sont les agents réels de l'autodestruction de la société et de l'Eglise. Ce ne sont pas, nous l'avons dit, des individus porteurs d'un nom propre, si haut placés qu'ils soient. Sans doute la faiblesse de l'Autorité suprême dans l'Eglise, surtout si elle est délibérée (15), est-elle importante, mais encore requiert-elle elle-même une cause et une explication. Pour découvrir celles-ci, nous ne voyons que les analyses proposées au début du siècle par Auguste Cochin pour interpréter le phénomène révolutionnaire. Il suffit de les transposer du domaine de la société profane au domaine de la société sacrée pour en saisir la géniale pertinence.

En effet, ce n'est ni l'intérêt personnel, ni le mensonge, ni le complot qui expliquent à eux seuls l'immense Révolution dont les vagues ne cessent de saper les derniers rivages où subsistent précairement les restes de la société et de l'Eglise. Ce n'est pas davantage la seule haine de la Tradition et l'aveugle refus de ses enseignements les plus nets. Des causes psychologiques, individuelles par définition, n'expliquent pas un événement planétaire et sa persistance. Au surplus, ces causes ont déjà surgi au cours de l'histoire sans déchaîner de telles catastrophes. Augustin Cochin l'a bien vu, la cause motrice, l'agent principal de ces débâcles est « la sociologie du phénomène démocratique» (16). Au phénomène de dissociété, il faut chercher et découvrir les causes sociales, comme au phénomène du cancer l'insurrection des cellules cancéreuses agglomérées en métastases conquérantes contre la complémentarité naturelle des cellules organiques.

De fait, lorsque l'union des personnes dans la communion surnaturelle du Corps Mystique de l'Eglise vient à se dissoudre et qu'il ne reste plus alors sur la scène sociale que des individus désormais séparés les uns des autres, faute de la présence de la Grâce distribuée par la Hiérarchie en eux, les cadres sociaux traditionnels (famille, métier, petite et grande patrie) dont la vitalité alimentait encore naguère les actions humaines, n'ont plus aucune signification: ils éclatent et les individus qui s'en séparent et qui restent séparés les uns des autres, ne disposent plus pour se rassembler - car il le faut, l'individu solitaire étant livré à une mort presque immédiate - que de leur raison, mais d'une raison vidée de toute expérience des faits sociaux, heureux ou malheureux, du passé, et par suite privée d'un guide infaillible. Les individus ainsi groupés - la nécessité, encore une fois, les y presse - s'éprouvent « libérés de toute attache, de toute obligation, de toute fonction sociale » (17), bref de tout ce qui les unissait réellement entre eux naguère en tant qu'être naturellement sociaux. Leur pensée ou plutôt leur imagination (puisqu'une raison qui ne correspond plus à la réalité des faits sociaux naturels ne peut plus obéir qu'à ses chimères) est libre, entièrement libre de construire, à partir de rien, des «sociétés » complètement artificielles où tout sera parfait, mais irréalisable. Ils seront égaux dans l'exercice de cette « pensée » vagabonde qui engendre autant de systèmes sociaux qu'il n'y a d'individus. Ils seront frères dans le partage des entités fictives que chacun élabore et d'où il se dégage, par discussion et par comparaison, puisqu'il faut bien agir ensemble, une opinion commune plus chimérique encore (18). Les individus sont ici unis, non par la vérité naturelle ou surnaturelle et par les réalités éprouvées dont elle est porteuse, mais pour « la vérité », pour la recherche d'une «vérité » sociale commune qui sera vide de toute substance et se réduira, en fin de compte, à des mots sans signification précise et sans référence à des réalités communément vécues. « L'Atelier », écrit Cochin, en se rapportant à la fameuse dénomination de la Franc-Maçonnerie, type de la «société de pensée » « est un foyer de paroles» où le paraître se substitue à l'être, l'utopie à la présence des choses et le langage à l'action (19).

Ces assemblées où s'agglutinent des individus déracinés de leurs contextes sociaux naturels et contraints, pour la cause, de faire fonctionner leur intelligence à vide, se mettent à proliférer au cours du XVIIIe siècle sur toute l'étendue de la France, de l'Europe, de l'Angleterre et de l'Amérique du Nord. Comme le montre l'exemple de l'Encyclopédie, elles sont de petites républiques où se rencontrent des hommes qui ne se considèrent plus comme des êtres sociaux naturels ou comme des animaux politiques, mais s'exhibent comme des personnes, comme des individus de nature raisonnable qui ne doivent rien qu'à leur seule raison, c'est-à-dire à une fonction sans relation à l'expérience du réel, qu'ils érigent en souveraine. La déesse Raison - raison de l'Homme majusculaire, bien entendu, - naîtra de cette sorte de parthénogénèse et remplacera le Dieu créateur et Rédempteur universel. Ce type de « société » ou plus exactement de dissociété que les nécessités de la vie en commun les plus élémentaires: à savoir l'échange de paroles, de sentiments, d'argumentations, etc ...obligent de fabriquer de toutes pièces, artificiellement, à la façon d'un mécanisme préconçu sur épure, est, si l'on y fait attention, une «société » privée de ce qui précisément fait une société naturelle authentique, à savoir les réalités de la vie physique et de l'histoire qui la soutiennent, et les vérités, beaucoup plus vécues qu'exprimées, qui les définissent: c'est, sans paradoxe une « société » qui est le contraire d'une société, dont les membres, si l'on peut encore employer ce mot qui évoque une articulation organique, sont « unis », ou plutôt juxtaposés sans autre élément commun entre eux que leur caractère personnel ou individuel qui, précisément, les sépare.

Qu'est-ce donc alors qui les rassemble? Point d'autre réponse à cette question que la représentation mentale d'une « société » nouvelle à bâtir qui s'édifiera uniquement «par un travail verbal » dont leur association est à la fois le principe, le moteur et l'instrument. La pensée, la pensée pure, la pensée solitaire et vide de chacun les rassemble tous pour combler cette absence de réalité. Que le vide rassemble autant sinon davantage que le plein, il suffit pour le constater de voir un rassemblement de foule à l'écoute d'un rhéteur politique, ou de jeunes gens autour de chanteurs dont les vociférations et les gesticulations sont en raison directe de l'absence de poésie de leur musique. Cette sorte de « société » qui est en fait une dissociété dont les fragments sont sans autre lien que le vide social que chacun ressent, aura son achèvement dans les sociétés de pensées de type franc-maçon ou jacobin qui sont les vrais principes, les vrais moteurs, les vrais Instruments de la Révolution. Dans ce vide social qui, sans aucun paradoxe, réunit les adhérents de cette « société », circule alors, sous le couvert de la Raison élevée à la dignité de « l'humain » divinisé, la haine des sociétés traditionnelles considérées, quant à leurs formes naturelles et surnaturelles, comme le seul obstacle à la réouverture du Paradis terrestre. C'est le seul lien qui puisse agréger entre eux des individus que leur insociabilité naturelle prédispose au ressentiment. Dans une formule prodigieuse, Cochin nous le dit: « L'union sans amour est la définition même de la haine. » (20). Ces « associés-dissociés » ne peuvent qu'abhorrer ceux qui ne sont pas comme eux et qui vivent dans des communautés naturelles ou surnaturelles. Ils n'ont de cesse de détruire ces communautés.

 

(Suite...)



08/07/2008
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