Salon de lecture

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Un homme, un vote ?

Titre:

Un homme, un vote ?

Auteur:

Jacques Heers

Editeur:

Le Rocher

Date de parution:

Mars 2007

 

Ce titre et même le thème abordé sont assez surprenants de la part d'un auteur qu'on connaît mieux comme spécialiste du Moyen Age… D'ailleurs, il est précisé en 4ème de couverture que « Jacques Heers a écrit ce livre non comme expert ès sciences politiques mais comme simple électeur, lecteur de journaux et de magazines ». Aussi, on ne fera pas forcément de découverte extraordinaire dans ce livre, mais ces évidences sont suffisamment rarement écrites pour faire la fine bouche quand on peut les lire, exposées qui plus est avec une certaine érudition.

 

Le propos général de l'essai est assez bien résumé par l'épitaphe de Daniel Raffard de Brienne : « les gens croient souvent que la démocratie est le gouvernement par le peuple ou, pour le moins, par les représentants du peuple. Grossière erreur : la démocratie, c'est le gouvernement par les démocrates. Les démocrates, se trouvant au pouvoir d'une façon ou d'une autre, désignent les représentants que le peuple pourra choisir. » L'histoire enseignée est falsifiée dans le but d'accréditer cette erreur, que ce soit concernant le Moyen Age (« âge obscur », dans lequel surnageraient les « républiques » italiennes…) ou la vision embellie de la Révolution Française. Car les Etats Généraux « rassemblés par la volonté du peuple », selon le bon mot de Mirabeau répété à l'envi depuis les plus jeunes classes, n'ont jamais accouché que d'un nouveau système bourgeois, dont la « légitimité démocratique » n'était assurée que par une petite moitié de la population mâle qui s'acquittait d'un impôt pour voter en première instance, et par un homme sur 160 qui choisissait les élus dans un deuxième scrutin… Ce suffrage censitaire, remplacé sous la Monarchie de Juillet par un « suffrage capacitaire » qui poursuivait la même finalité, est resté en vigueur jusqu'à la IIIème République pour écarter le petit peuple, pas encore assez acquis aux idées nouvelles des philosophes. Sous cette République anticléricale, le vote des femmes est toujours refusé pour ne pas donner avantage au « parti des curés ». Heureusement pour vous, Mesdames, il semble que ce danger soit écarté en 1944, date à laquelle la France est le dernier pays à accorder le droit de vote aux femmes. Dans d'autres pays, la discrimination était moins sexiste mais tout aussi pragmatique : un peu partout, les indigènes étaient exclus, comme les noirs aux Etats-Unis jusque dans les années 1950 en raison des tests d'alphabétisation discriminatoires, ou comme les citoyens d'origine russe en Estonie après la libération du géant soviétique.

 

Le suffrage universel institué, l'égalité représentative souffre encore des découpages des circonscriptions, aux effectifs très inégaux, pouvant donner un poids à un électeur 4 fois supérieur à un autre à l'Assemblée Nationale. Ces inégalités représentatives peuvent culminer dans un système fédéral à l'américaine, où le Président élu peut l'être sans avoir obtenu la majorité globale dans le pays… On retrouve évidemment ces mêmes anomalies dans le Parlement Européen, où un habitant luxembourgeois en vaut 10 français, italiens ou britanniques. Sans critiquer le principe du fédéralisme, il semble tout de même difficilement compatible avec le dogme égalitariste « un homme, un vote » !

 

Pourtant, l'universalisation de notre « modèle » reste le but de la nouvelle croisade de nos démocrates… Ainsi en Afrique, où l'implantation de partis à l'européenne reste illusoire, tant la référence commune est toujours ethnique (cf les livres et écrits de Bernard Lugan), tout simulacre de consultation démocratique est salué comme un progrès : on n'insiste généralement pas sur les irrégularités (bourrage des urnes, intimidations violentes, proclamations différées des résultats…) et les heurts qui suivent de si belles élections sont soit incompris, soit analysés comme étant le fait de fâcheux factieux ! La différence de traitement par nos media de l'actualité d'Afrique du Sud entre l'avant et l'après Mandela est, à ce titre, très révélatrice. Mais cette croisade a des prétentions bien plus universelles : l'OSCE (Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe), qui n'est européenne que dans son titre, paie une quantité d'observateurs internationaux pour statuer sur les bonnes et mauvaises transitions démocratiques, ou encore pour susciter les sécessions d'anciens satellites de l'URSS d'avec la Russie de Poutine. Ainsi, « bonnes » étaient les élections d'Haïti en 1995, où 40% des inscrits ont élu un président dans une ambiance de violences urbaines, ou encore celles de Bosnie en 1996, qui a révélé 104% des suffrages au parti des Bosniaques musulmans, comme celles de 2004, marquées par 90% d'abstention chez les Serbes (de toute façon minoritaires…) ; mais « mauvaises » étaient la réélection de Chevarnadze en 2003 en Géorgie et celle de Ianoukovitch en Ukraine en 2004… Ces petites erreurs ont été corrigées par des révolutions « spontanées », respectivement rose et orange, et, heureusement, les élections ont été « bonnes » car les bons ont été élus ! Remarquez, on serait bien en peine de trouver une faille dans ce raisonnement imparable ! Et d'autres victoires de la démocratie ont été remportées de haute lutte en Afghanistan et en Irak…

 

Dans un chapitre sur « l'exception française », l'auteur détaille les recettes des lois électorales successives pour toujours privilégier le ou les partis en place : la représentativité démocratique n'en sort jamais grandie… La magie du scrutin à 2 tours permet, au niveau législatif, de modifier la composition de l'Assemblée sans changement notable de l'électorat, comme en témoignent les excellentes élections législatives de 1997, où la droite parlementaire a perdu la majorité à l'Assemblée, en ayant toujours une courte majorité des suffrages exprimés au 1er tour, et où, par exemple, les écologistes ont obtenu 8 sièges avec 1 724 122 voix au 1er tour, quand le Front National n'en avait aucun avec 3 782 427 suffrages… Couplée avec une chasse aux sorcières constitutive de notre système (ne revenons pas sur les nombreuses manipulations de propagande pour désigner les « méchants », de la « race impure » des Vendéens à ceux taxés de l'infâmante marque nazie comme Haider en Autriche, en passant par les horribles sbires irakiens qui auraient détruit les couveuses d'un hôpital koweitien, ou les affreux Serbes coupables d'entretenir des camps de concentration et de jeter sur les routes tous ces pauvres kosovars…), les deux tours d'élection présidentielle peuvent permettre à un président de se faire élire en France avec un score africain ! Car le problème de l'exclusion des indésirables aux élections s'est toujours posé… Tout le monde ne peut pas se payer le luxe d'annuler purement et simplement, sous les applaudissements des bonnes consciences mondiales, des élections remportées par de vilains adversaires, comme l'Algérie du FLN en décembre 1991 ! Et je ne parle pas que de Milosevic, qui a signé son arrêt de mort en déclarant nulles et non avenues les élections municipales de décembre 1996 : tel quel, ça ferait quand même désordre chez nous… Aussi, la méthode la plus subtile avait cours sous notre IVème République, avec la possibilité d'invalider certaines élections : en janvier 1956, l'UDCA de Pierre Poujade, gênante pour les grandes surface, l'étatisme et sa fiscalité, s'est vu supprimer 12 sièges sur les 52 qu'elle avait remportés. On a un peu perdu en efficacité avec la constitution de 1958, en transférant ce pouvoir de contrôle de l'Assemblée directement, aux tribunaux administratifs… Reste encore les moyens pour éliminer les vilains canards en amont : modification du parrainage pour les présidentielles (on en parle…), instrumentalisation de l'actualité ou même de l'histoire pour orchestrer des campagnes de calomnie (« mentez, mentez : il en restera toujours quelque chose », comme disait ce bon Voltaire…) et, d'une manière générale, pousser toutes les réformes qui pourront aboutir à un vrai bipartisme, qu'on reste entre gens respectables…

 

L'auteur nous décrit ensuite, avec une cruauté malheureusement réaliste, notre « meilleur des mondes » actuel. Le formatage des citoyens se fait dès la maternelle avec le monopole de l'Etat sur l'Education Nationale, dont les résultats catastrophiques ne sont plus à démontrer (sur ce sujet, on pourra lire l'affligeant constat dressé par le Choc du Mois nº13 de juin 2007). Maintenus dans le système jusqu'au moins l'age de 16 ans, nos jeunes en sortiront illettrés mais, qu'importe ? L'essentiel est ailleurs : ils auront appris ce qu'il est bon de penser (surtout pas par eux-mêmes, bien sûr !), fait l'apprentissage de tous les comportements grégaires, ils sauront comment l'on vote et seront prêts, non à apprendre à l'université, mais à y perdre leur temps tout en perfectionnant leur apprentissage citoyen par la tenue d'AG où ils voteront à mains levées, avec cette stupéfiante prétention, sur tous les sujets de société ! Et ne vous avisez surtout pas de vouloir apprendre vous-mêmes à vos enfants à lire correctement, ce qui constituerait déjà un délit flagrant d'inégalitarisme : il vous en cuirait ! Un arsenal juridique a été spécialement élaboré pour combattre ce type de « dérive sectaire » (le commode prétexte !)… Concrètement, que l'on trouve chez vous lors d'une inspection un livre non démocratique, et l'on vous retire la garde de vos enfants ! Dans cette entreprise de décérébration, l'Education Nationale est relayée par l'omniprésence de « l'info », si facilement manipulable qu'on se demande même si leurs auteurs ne sont pas eux-mêmes dupes. Le flot incessant de tous ces messages qui nous agressent en permanence, publicitaires, pseudo scientifiques (des prévisions météo aux conseils de Bison Futé, en passant par les cours instantanés des différentes bourses, l'état chiffré de la pollution de l'air, ou les sondages d'opinions qui, bien que corrigés après l'échantillonnage selon des règles obscures, nous sont quand même donnés quotidiennement à la décimale près…) ou d'actualité, rend ces informations totalement invérifiables, et l'on ne peut s'empêcher de penser au prophétique roman d'Aldous Huxley en voyant nos contemporains, drogués consentants, substituer cette fiction à une expérience concrète de la réalité. Les sondages, outre le fait que leur omniprésence traduit la généralisation de l'imitation grégaire des comportements médiocres ou majoritaires, sont un précieux moyen de manipulation électorale. Quand on sait comment les brutales chutes ou remontées peuvent être utilisées pour influencer les électeurs (« votez utile ! ») ou les candidats (« vous voyez bien que maintenir votre candidature ne sert a rien »), on a peine à croire que, dans ce cas, leur orchestration n'est pas faite à dessein !

 

Loin de conduire à la désignation de représentants que le peuple se choisit délibérément, les élections sont pourries (le mot n'est pas exagéré si l'on considère les relents nauséabonds des scandales politico financiers qui émaillent la vie politique, avec ou sans « enrichissement personnel ») par les partis qui prétendent rassembler autour d'idéologies ou, plus justement, autour d'étiquettes… Cela est en parfait accord avec le principe rousseauiste selon lequel il ne doit y avoir aucun corps intermédiaire naturel entre les citoyens désocialisés et strictement égaux d'une part, et d'autre part le gouvernement politique. Hormis les élections municipales dans les très petites communes, les critères de choix, au lieu d'être liés à la personnalité du candidat, sont donc parfaitement désincarnés et soumis aux magouilles des organismes centraux des partis, parachutages, changements de listes, etc… Réciproquement, une fois élu, le « député » est plus enclin à suivre les mots d'ordre de son parti qu'à assumer sa fonction de « représentant » du peuple, dont il ne représente finalement qu'une infime partie, compte tenu du taux d'abstention et des règles qui l'ont fait élire avec parfois très peu de suffrages exprimés en sa faveur (à titre d'exemple, les lois anticléricales de 1905 ont été mises en œuvre par une majorité parlementaire qui avait obtenu au total à peine 25% des voix en 1902… Ce qui explique que la principale opposition rencontrée l'a été dans la rue : nettement moins efficace, quand on n'est pas du bon coté du manche !). L'auteur en vient à conclure que « l'existence même des partis n'est guère compatible avec l'exercice d'une véritable démocratie ». Dommage que la voie de la démocratie participative, organisée autour de consultations limitées aux différents échelons subsidiaires et aux seuls domaines de compétence des consultés, ne soit pas explorée plus avant…

 

Bref, ce livre est plaisant à lire, absolument pas inintéressant, et je dirai même indispensable à quiconque n'a encore jamais amorcé une réflexion critique sur notre sacro-sainte démocratie !

 

 

Bibliographie :

 

- Jean Haupt, Le Procès de la Démocratie, Editions de Chiré, 1977

- Hubert de Mirleau, La démocratie est-elle une fatalité ?, Pardès, 1991

 



28/02/2008
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